Alain Vuillemin, professeur émérite de littérature comparée, spécialiste des auteurs francophones de Roumanie et éditeur scientifique des œuvres complètes de l’auteur bulgare francophone Lubomir Guentchev, « apporte sa pierre à l’édifice patiemment construit depuis plus d’un siècle pour donner la vision la plus authentique possible de la religion des Albigeois », autre nom des Cathares. L’ouvrage multidisciplinaire retrace la filiation incontestable entre le paulicianisme, le bogomilisme et le catharisme, en y ajoutant le protestantisme. Il a déjà fait l’objet d’une recension académique en langue bulgare par Penka Danova [1], laquelle souligne notamment le fait que l’auteur ne privilégie pas les sources historiographiques au détriment des œuvres littéraires et artistiques, mais combine l’ensemble des sources. Du reste, Alain Vuillemin prolonge l’analyse proposée par l’ouvrage dans une étude plus récente, disponible en ligne [2], laquelle synthétise la doctrine religieuse du bogomilisme.
Mais revenons à l’ouvrage recensé proprement dit. Celui-ci est constitué de diverses études rassemblées en un seul volume de 226 pages, la plupart déjà présentées à l’occasion de colloques internationaux. C’est ainsi que la première étude porte sur les origines arméniennes du paulicianisme et du bogomilisme bulgares au haut Moyen Âge. Ces origines arméniennes sont peu connues en Bulgarie, si bien que les lecteurs bulgares ne pourront que tirer profit de cette étude. La conversion de l’Arménie au christianisme (vers 301 après J.C.) est bien plus ancienne que celle du premier royaume bulgare, de surcroît une centaine de « saints traducteurs » arméniens traduisent la Bible en langue vernaculaire (entre 405 et 433 après J.C.) bien avant Cyrille et Méthode. Ces traducteurs traduisent également des écrits des Pères de l’Église, ainsi que des textes des philosophes grecs et un certain nombre d’écrits apocryphes. On apprend que dès la fin du IIIe siècle, l’aristocratie arménienne était déjà très partagée entre le zoroastrisme et le christianisme, d’où le caractère vacillant du dogme chrétien en Arménie au lendemain de la christianisation. D’ailleurs, en 451, à l’occasion du concile de Chalcédoine, l’Église arménienne s’éloigne de l’Église de Constantinople.
La rupture de l’Église arménienne avec Constantinople devient définitive en 553, lors du second concile de Dvin, qui rejette le diophysisme, c’est-à-dire la croyance en la double nature, divine et humaine, du Christ, qui avait été adoptée par les Églises chrétiennes lors du concile de Chalcédoine. C’est ce terrain propice à la contestation des dogmes orthodoxes qui fait que le christianisme arménien a influencé le paulicianisme et le bogomilisme bulgares. Le paulicianisme arménien et le bogomilisme bulgare « sont deux formes de christianisme primitif qui sont apparues à cinq siècles d’intervalle » et ont connu « une fortune singulière en se diffusant d’abord à l’intérieur de l’empire byzantin, puis à travers la péninsule balkanique jusqu’en Allemagne et en Angleterre, et jusqu’en Italie, en Lombardie, en Provence, en Champagne, en Languedoc, en France ».
La filiation entre le bogomilisme et le catharisme serait incontestable, bien que l’original du livre sacré des bogomiles qui a été traduit en latin n’ait pas été conservé.
En 1396, la prise de Tărnovo par les troupes ottomanes marque la fin du bogomilisme en Bulgarie. Toujours est-il qu’en 1429, Siméon, archevêque de Thessalonique, continue à vitupérer contre les bogomiles. Pour Alain Vuillemin, les cathares auraient été les précurseurs de la Réforme protestante et ont eux-mêmes repris la doctrine religieuse des bogomiles. Ces derniers se considéraient comme de véritables chrétiens et non pas comme des hérétiques. Leur doctrine a pu indirectement influencer des courants de pensée chrétienne comme celle du prédicateur Peter Deunov (1864-1944), traduit et connu en France. Celui-ci – et cela ne figure pas dans l’ouvrage recensé – a pu influencer certaines œuvres littéraires bulgares en plus de celles (examinées dans l’ouvrage) qui se réfèrent directement au bogomilisme. Il faut mentionner à cet égard les nouvelles d’Elin Pelin incluses dans le recueil intitulé Sous la treille du monastère, traduit en français en 1963 par Roger Bernard. Une de ces nouvelles décrit l’attitude intransigeante d’un religieux qui tente de vaincre le mal, avec pour conséquence que sa tête se transforme en tête de chien. C’est lorsqu’il redevient plus nuancé et moins intransigeant qu’il retrouve son aspect humain, ce qui décrit bien la doctrine bogomile, remise au goût du jour par Peter Deunov : le bien et le mal coexistent et il est impossible de se débarrasser complètement du mal par des efforts humains, quels qu’ils soient.
Avec le bogomilisme, on a affaire à un transfert culturel depuis le royaume de Bulgarie jusqu’en France et non pas l’inverse, ce qui est suffisamment rare pour mériter d’être signalé.