Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Croatie : balade nostalgique à Islam Grčki, sur le karst chauffé à blanc

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Avant que la guerre n’éclate à l’été 1991, la kafana Zele d’Islam Grčki était une étape obligée quand on se baladait dans l’arrière-pays dalmate. Trois décennies plus tard, il ne reste plus rien de ce qui faisait la réputation de ce petit village proche de Zadar : la kafana a été incendiée et les champs verdoyants sont en friche. Restent les souvenirs, qu’on se raconte encore sous la tonnelle.

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Adapté par Chloé Billon


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Đuro Drača devant les ruines de la kafana Zele
© Novosti

Rares sont les habitants de Ravni Kotari ou de Zadar à n’avoir pas fréquenté, ou au moins entendu parler, de la kafana Zele à Islam Grčki avant la guerre des années 1990. L’été, on y faisait griller jusqu’à dix moutons par jour, et pour les jours fériés, particulièrement la Saint-Élie (le 2 août) ou le week-end de Pâques, c’était un troupeau entier qui finissait sur le grill, soit une centaine de bêtes. Juste à côté, il y avait une épicerie-quincaillerie où l’on pouvait trouver tout et n’importe quoi, et les gens venaient parfois de loin y faire leurs emplettes. Ce n’était pas, comme aujourd’hui dans les centres commerciaux de banlieue, un shopping rapide, frénétique. Non, il fallait consacrer à ce rituel économico-gastronomique au moins une demi-journée, en plus de la route depuis Zadar, Benkovac, Biograd ou d’encore plus loin. Quand on arrivait à Islam Grčki, les femmes se précipitaient immédiatement dans la boutique et les hommes, « à l’ombre », c’est-à-dire à la kafana. Après les achats et un peu de repos, tout le monde se détendait en bavardant autour de mouton grillé, d’oignon frais et de multiples tournées de bevanda, de bière et d’amitié.

De tous ces cris, rires et saluts, de toutes ces chansons et discussions, ils ne reste plus rien à Islam Grčki. Aujourd’hui, le silence règne, brisé seulement par le chant des cigales. De la boutique et de la kafana, il n’y a plus que des ruines sur lesquelles, comme figée dans le temps, on peut encore deviner l’inscription Zele. En face, une maison a été rénovée, avec au coin un mûrier. Sous l’ombre de ses branches sont assis l’ancien propriétaire, Đorđe « Đuro » Drača, et Koviljka, sa compagne. Parfois, ils se souviennent émus de l’ambiance d’avant, de la foule et de l’animation.

Aujourd’hui je comprends que l’argent n’avait pas d’importance, que ce qui avait le plus de valeur c’étaient ces rencontres et ces interminables déjeuners au mouton grillé et à la bière.

« Si vous étiez venus ici dans les années 1980, vous auriez été reçus comme des princes et vous auriez rencontré toutes sortes de gens : des Croates, des Serbes, de gauche et de droite, d’en haut et d’en bas. Vous auriez eu de quoi écrire pour votre journal pendant trois mois. Ici, il n’y a jamais eu de paroles désobligeantes ou de tensions nationalistes. C’était le bon temps, et je pensais que c’était la belle vie parce qu’on gagnait bien. Aujourd’hui je comprends que l’argent n’avait pas d’importance, que ce qui avait le plus de valeur c’étaient ces rencontres et ces interminables déjeuners au mouton grillé et à la bière. Tout ça est parti en fumée avec le début de la guerre. Quand les canons se sont mis à gronder lors de l’opération Maslenica, fin janvier 1993, nous avons rassemblé en vitesse nos biens les plus précieux et nous avons fui avec d’autres villageois vers Benkovac, puis nous avons fini à Zemun (dans la banlieue de Belgrade, NdT) », se souvient le vieux Đuro.

Celui qui se dit « toujours commerçant » malgré ses 75 ans est vite retombé sur ses pieds en Serbie : il a immédiatement acheté un terrain pour se construire une maison, y a installé un terrain de pétanque et fondé le Club de boulistes Zele. Il vendait du vin et de la bière aux joueurs, principalement des réfugiés de Dalmatie, de Lika, de Banovina et du Kordun. Bref, il a recommencé sa vie.

L’aventure a duré cinq ans, mais l’appel de son pays natal et du karst dalmate se faisait de plus en plus pressant. En 2001, il a fini par revenir avec Koviljka devant les ruines de sa maison natale et le bâtiment dévasté de sa taverne-boutique. Tout avait été détruit, brûlé, intégralement pillé. La demande d’aide à la rénovation de leur maison qu’ils ont déposée a rapidement été acceptée et ils ont pu s’installer deux ans plus tard dans leur foyer rénové. Entre temps, leurs trois enfants sont devenus adultes, ont fondé leurs propres familles, se sont dispersés de par le monde. Ils reviennent de temps à autres à Islam Grčki, avec les six petits-enfants qui font le plus grand bonheur de Koviljka et Đuro. Et ils se réjouissent même d’avoir une arrière-petite-fille, Una, quatre ans.

Les Croates et les Serbes vivent tout aussi difficilement, il n’y a de travail pour personne.

La vie à Islam Grčki n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était avant la guerre. Ceux qui sont revenus au pays se souviennent avec émotion de toutes ces terres cultivées, plantées de salades, de tomates, de concombres ou d’oignons, des kilomètres de cerisiers et de pêchers, des oliveraies à perte de vue, des cultures qui s’exportaient dans la moitié de la Yougoslavie.

« Les camions faisaient la queue pour emmener nos fruits et légumes à Split, Rijeka, Ljubljana… Certains se sont relancés dans cette production, mais tout est très précaire. Les prix sont bas, la marchandise est souvent achetée par des intermédiaires qui n’hésitent pas à racketter. Les gens se crèvent au travail pour des clopinettes », souffle un Đuro résigné malgré sa nature optimiste et joyeuse. « Les Croates et les Serbes vivent tout aussi difficilement, il n’y a de travail pour personne. En plus, il n’y a plus de ligne de bus qui relie Islam Grčki à Zadar, la seule chose qui passe, c’est le ramassage scolaire de Benkovac. C’est le chauffeur qui décide s’il s’arrête ou non, suivant son humeur. Il n’y a même pas de canalisations, elles sont arrivées à quelques kilomètres de nous, ensuite les travaux se sont arrêtés, personne ne sait pourquoi. Pour voir le médecin, il faut aller à Benkovac, Poličnik ou Zadar, mais comme nous sommes tous âgés et que la plupart des gens n’ont pas de voiture, c’est un gros problème. Et maintenant, dites-moi quelle personne saine d’esprit voudrait revenir ici. »

Koviljka et Đuro vivent aujourd’hui avec leur toutes petites retraites, dont il vaut mieux ne pas préciser le montant dérisoire. Ils ne sont aigris ni contre la vie, ni contre l’État. Ils ont fait la paix avec leur destin, rêvent seulement de l’époque où personne ne leur demandait quelle était leur nationalité. Parfois avec mélancolie, parfois avec joie, ils se rappellent les jours heureux où des gens et des amis venaient de toute la région se rafraîchir et passer du bon temps au rythme des plaisanteries et de la pétanque. De fait, à Islam Grčki, il n’y a toujours pas de tensions ethniques, même aujourd’hui : qui était bon avant la guerre est resté bon après elle, déclare Đuro, quant aux imbéciles qui écrivent des messages de haine sur les ruines de Ravni Kotari et les maisons abandonnées, de toute façon, il y en a partout.