Traduit et adapté par Chloé Billon
La pierre de Brač est l’un des joyaux de la Croatie. C’est de cette pierre blanche que sont nés certains des plus beaux monuments du pays, dont le Palais de Doclétien à Split ou de nombreuses églises. La pierre de Brač est également connue dans le monde : c’est elle qui orne le hall d’entrée du siège des Nations-unies à New York, ce dont les Croates ne sont pas peu fiers. On raconte même que certaines parties de la Maison-Blanche, à Washington, seraient également construites en pierre de Brač. Mais en l’absence de preuves probantes, cela reste une belle légende urbaine.
Enfant, j’ai passé plusieurs étés sur l’île de Brač. Mes parents y avaient des amis et nous avions toujours l’assurance de pouvoir passer les vacances d’été à Supetar. On s’habitue facilement aux bonnes choses et Brač est resté à jamais gravé dans mes souvenirs. Il y a deux ans, après quasiment 20 ans d’absence, j’y suis enfin retourné pour le travail, et j’ai réussi à visiter l’un des sites les plus fascinants de l’île : l’école de taille de pierre de Pučišća.
Un rêve de photographe
Quand j’étais petit, on m’avait parlé de la pierre de Brač, mais je n’y avais jamais prêté grande attention. Nous n’avions jamais trouvé le temps d’y aller et ça n’intéressait pas l’enfant que j’étais. Bien des années plus tard, à la recherche du lieu idéal pour un shooting photo, je suis tombé sur Internet sur des photos de l’école et j’ai su que j’avais trouvé ce que je cherchais. J’ai appelé la direction qui, bien que légèrement surprise par ma demande, m’a permis de venir photographier. Esthétiquement, cette école est le rêve du photographe : on croirait entrer dans un décor où tout semble irréel.
Créé voilà plus de 100 ans, l’établissement fait la fierté du village de Pučišća, 1600 habitants, ainsi que de l’île tout entière. À bien des égards cette école est particulière, notamment par la manière dont elle s’intègre dans la communauté locale et dans son rapport à son environnement, réunissant à la fois perpétuation de la tradition et modernité de fonctionnement.
Les îles de Brač, Hvar et Korčula sont riches en gisements de calcaire blanc-doré. Le développement des carrières et de la taille de pierre a suscité un besoin de formation de tailleurs de pierre et sculpteurs professionnels. Dès 1906, en collaboration avec l’École d’artisanat de Split, les premiers cours et examens de taille de pierre sont organisés à Pučišća et Selci. L’École de perfectionnement en taille de pierre et sculpture est fondée en 1909 sous la direction d’Emil Ruml, un artiste tchèque. L’école suit alors le programme fixé par le ministère des Travaux publics pour toutes les écoles d’artisanat de l’empire austro-hongrois.
Après la Seconde Guerre mondiale, la taille de pierre connaît un véritable boom à Brač et devient le secteur économique le plus important de l’île. Les carrières et ateliers existants sont regroupés en 1947 dans l’entreprise publique Brač, renommée par la suite Industrie de la pierre et du marbre de l’Adriatique, ou Jadrankamen, à Split. Dès 1946, une première génération d’élèves apprend la taille de pierre à Pučišća. Les élèves travaillent six heures par jour à Jadrankamen et vont à l’école le soir. Les cours théoriques ont lieu dans les locaux de l’école primaire-collège du village.
C’est au milieu des années 1950 qu’est lancée l’idée d’un cursus professionnalisant consacré à la taille de pierre. Pučišća est choisi pour sa longue tradition, ainsi que pour sa situation, juste à côté de la carrière et de l’industrie de traitement de la pierre la plus importante et la plus développée de Yougoslavie. En 1956, l’École industrielle de taille de pierre et de sculpture voit officiellement le jour à Pučišća, accompagnée d’un internat pour les élèves. Très rapidement, face à la multiplication des demandes d’inscriptions, il faut construire un nouveau bâtiment pour l’école, terminé en 1958-59, tandis que l’internat occupe toute l’ancienne villa Kraljević. Cette même année, l’école prend le nom d’École pratique de taille de pierre et sculpture, Pučišća. Les programmes sont adaptés, avec notamment un stage d’apprentissage pendant l’été.
En 1980, avec la réforme de l’enseignement professionnel, l’école devient mixte. Les deux premières années sont consacrées à un cursus général, avec la taille de pierre en option. Les filles ont désormais leur étage à l’internat. Après les deux premières années, les élèves peuvent changer d’établissement ou bien rester. Deux cursus s’offrent alors à eux : un an de formation au travail en carrière ou deux ans de formation en taille de pierre-sculpture.
Avec la nouvelle réforme des programmes scolaires en 1991, l’accent est remis sur les enseignements techniques. L’école propose aujourd’hui trois cursus : technicien-tailleur de pierre, après quoi il est possible de continuer ses études à l’université, dans le BTP, l’architecture ou les Beaux-Arts. Les cours pratiques privilégient les techniques manuelles, inspirées de l’école de sculpture de la Rome antique, avec des outils artisanaux. Les cours ont lieu avec un enseignant pour dix élèves et un suivi individualisé. L’école collabore avec l’entreprise Jadrankamen, qui lui fournit des blocs de pierre pour ses cours, et où les élèves ont l’occasion de se familiariser lors de leur stage d’été avec les technologies et machines les plus modernes de traitement de la pierre. L’école collabore également avec des artisans-tailleurs de Pučišća, chez qui les élèves peuvent effectuer leur apprentissage.
L’école compte une centaine d’inscrits par an. Un quart des élèves viennent de Pučišća, un deuxième quart d’autres communes de Brač, et le reste de toute la Croatie. Ces dernières années, de plus en plus de filles s’inscrivent dans ce cursus traditionnellement masculin.
Une histoire à succès
Avec le développement du tourisme, il est aujourd’hui possible de visiter l’atelier de l’école de taille de pierre. Une occasion à ne pas manquer. On s’y promène au milieu de blocs de pierre, de fontaines blanches, d’ornements pour fenêtres, de colonnes... À chaque respiration, la fine poussière blanche au sol se mêle à l’air marin. La pierre calcaire, réputée pour sa blancheur immaculée, est entièrement naturelle, et le port du masque n’est pas obligatoire. Le calcaire est également relativement léger, 2600 kg par m3, et relativement bon marché : autour de 1500 euros le m3, contre 2600 à 4000 euros pour d’autres sortes de pierre. D’où sa renommée dans le monde. Pour certains pays, il est en effet plus avantageux d’importer la pierre de Brač que d’utiliser la pierre locale.
Malgré sa petite taille et son isolement, l’école de taille de pierre de Pučišća, la seule de Croatie, a réussi à survivre et à se faire une place dans le milieu. Depuis une vingtaine d’années, elle organise une conférence internationale sur l’extraction, la taille et la restauration de la pierre. Elle publie également un magazine scientifique et professionnel, deux numéros par an tirés à 800 exemplaires, avec le soutien du ministère de l’Éducation et du ministère de la Recherche. Les travaux de ses élèves sont régulièrement exposés à l’École d’arts appliqués et au Parc des expositions de Zagreb et l’école a même reçu un prix pour « sa contribution au tourisme en Croatie ». En 2008, l’atelier a reçu plus de 9000 visiteurs. Ainsi la plus belle école de Croatie perpétue-t-elle la tradition des tailleurs de pierre de l’île de Brač, entre savoir-faire ancestral et ouverture sur le monde.