Le Delta déchiré du Danube (3/5) | La Roumanie et l’Ukraine se disputent le canal de Bystroe

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En pleine guerre avec la Russie, le delta du Danube est redevenu une route commerciale stratégique pour l’Ukraine. Kiev veut donc approfondir le canal de Bystroe pour y faire passer des navires de fort tonnage. Mais Bucarest s’y oppose en invoquant l’environnement et le droit international. Explications.

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Par Guillaume Balout

cc Wikimedia Commons / OpenStreetMap

Dans les Balkans, les fleuves et les zones humides se retrouvent bien souvent au cœur d’enjeux géopolitiques. À l’embouchure du Danube, là où le grand fleuve se déploie en un vaste delta, c’est un filet d’eau large de quatre kilomètres qui fait aujourd’hui beaucoup couler d’encre.

Situé en territoire ukrainien à quinze kilomètres au nord du port roumain de Sulina, le canal de Bystroe relie le bras de Chilia à la mer Noire. Le torchon brûle entre Kiev et Bucarest depuis que le ministre des Transports roumain accuse l’Ukraine d’approfondir son chenal pour accueillir des navires à fort tonnage. « Tout le monde est tenu de respecter les traités internationaux », a lancé Sorin Grindeanu le 15 février, dénonçant « le potentiel impact sur l’environnement et le Delta du Danube ». L’Unesco l’a classé à son patrimoine mondial en 1991, au titre de réserve de biosphère.

Un delta du Danube redevenu stratégique

Deux jours plus tard, les Ukrainiens ont réagi par un message sur Facebook de leur ministère des Infrastructures. Pour confirmer l’existence de travaux dans le canal de Bystroe en vue de porter le tirant d’eau de 3,9 à 6,5 mètres et même à 7 mètres sur un tronçon de quarante kilomètres dans le bras de Chilia, qui marque la frontière entre les deux pays.

Depuis le début de la guerre en Ukraine et le blocus russe de la mer Noire, le Delta du Danube est redevenu stratégique pour Kiev. Kiev envisagerait de construire un terminal céréalier dans le port danubien d’Izmaïl, l’un des deux que possède le pays sur le fleuve.

Le 18 février, l’ambassade d’Ukraine en Roumanie a néanmoins publié un communiqué précisant qu’il ne s’agit là que « d’entretien afin d’assurer la sécurité de la navigation en éliminant les effets du colmatage naturel ». Avant d’assurer que Bucarest est informée « depuis août 2022 » et d’inviter à ne pas alimenter « la propagande russe ».

Ceux qui se réjouissent de la situation se trouvent à Moscou.

Jusqu’à présent, la guerre contre la Russie avait plutôt apaisé les tensions entre les deux voisins au sujet du canal de Bystroe. En juillet dernier, la Roumanie a autorisé le passage de barges de céréales ukrainiennes via ce canal, redevenu possible après le retrait russe de l’île des Serpents le 30 juin 2022. En novembre, les deux voisins ont même signé un accord les engageant à évaluer l’impact environnemental de tout projet affectant leur espace transfrontalier. Mais aujourd’hui, la démarche de Kiev réveille de vieilles rancoeurs. « Les Ukrainiens ont cru qu’ils pouvaient réaliser ces travaux de dragage en cachette, comme dans le passé », déplore la journaliste Oana Zamfir, interrogée par PressOne.

Le secrétaire d’État ukrainien aux Infrastructures a indiqué à Reuters que son pays n’avait jusqu’à présent pas eu besoin « d’augmenter la profondeur du canal, mais [que] ce n’est plus le cas aujourd’hui ». Youri Vaskov pointe également l’engorgement du port de Sulina. Comme le rappelle Știrile Pro TV, l’Ukraine a considérablement accru ses exportations par les ports danubiens, à hauteur de 1,5 million de tonnes par mois, depuis l’attaque de la Russie en février 2022 et le blocage du port d’Odessa.

Sur Twitter, les autorités ukrainiennes se réjouissent du passage de plus grands navires via le canal de Bystroe
© Twitter / ministère de la rénovation de l’Ukraine

Grâce au dragage du canal de Bystroe, Kiev compte faire passer ce volume à 2 millions. Sans parler des économies sur les droits de douane : chaque navire qui passe par le port roumain de Sulina doit payer 400 dollars, auxquels s’ajoutent 1,59 dollar par tonne de marchandise à son bord.

Le président roumain a fini par intervenir pour calmer le jeu. « Soyez sûrs que ceux qui se réjouissent de la situation se trouvent à Moscou », regrette Klaus Iohannis, tout en estimant « légitime » de discuter de ce dossier avec les Ukrainiens. « Je ne crois pas qu’il soit très indiqué de les attaquer sur la base de données non vérifiées et incertaines. Ils n’ont pas besoin d’être embêtés en ce moment, ils ont plutôt besoin de soutien. » Le chef de l’État confirme que le gouvernement de coalition était au courant des intentions ukrainiennes depuis octobre.

Le canal de Bystroe, vieille pomme de discorde

Ce n’est pas la première fois que le canal de Bystroe suscite des tensions entre Bucarest et Kiev. Cette voie navigable empoisonne les relations bilatérales depuis sa réouverture au milieu des années 2000. Au temps de l’Union soviétique, on l’avait délaissée au profit du Canal de Prorva et l’envasement l’avait rendue impraticable pour la navigation. Les autorités ukrainiennes ont décidé de la remettre en service après la chute des régimes communistes.

L’initiative a suscite un tollé international : la Commission européenne et les associations écologistes n’ont cessé d’accuser Kiev de violer plusieurs conventions internationales, dont celle de Ramsar sur la protection des zones humides. En février, Bruxelles a fini par dépêcher une délégation sur place afin de déminer le conflit. Depuis, experts ukrainiens et roumains doivent procéder à des relevés de mesures dans le canal.

« Il y a un réel risque de voir disparaître les zones de Roșca-Buhaiova et Pădurea Letea avec des épisodes de sécheresse prolongés comme on en a vus ces vingt dernières années », s’inquiète Iulian Nicherșu, chercheur à l’Institut national de recherche et de développement du Delta du Danube. le Le Delta héberge une faune et une flore d’une extrême diversité, que les activités humaines mettent en péril, notamment en modifiant les canaux. Plus de 300 espèces d’oiseaux y sont recensées, dont les plus grandes colonies au monde de pélicans blancs et de cormorans pygmées au monde. Les

Une nouvelle bataille juridique pourrait bien émerger si le canal de Bystroe devait devenir une voie navigable traditionnelle. En effet, le traité de Tchernivtsi signé en 2003 consacre le principe du thalweg (la ligne qui suit la partie de la plus basse altitude) du chenal de navigation comme frontière entre les deux pays. Kiev devrait alors céder à Bucarest les îles Limba et Kuban, ainsi que les îlots en cours de formation à l’embouchure du bras de Chilia. Avec de potentielles conséquences sur la souveraineté de l’île des Serpents et ses immenses réserves gazières.