Propos recueillis par Simon Rico

Amra Alilović est née à Sarajevo en 1972. En 1993, un an après le début de la guerre, elle s’est installée dans la région lyonnaise où elle réside toujours. Amra Alilović est aujourd’hui traductrice/interprète du serbo-croate vers le français et présidente de l’association de solidarité franco-bosnienne Mir Sada depuis 2014.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Vous êtes originaire de Sarajevo que vous avez dû quitter durant la guerre de 1992-1995. Que ressentez-vous aujourd’hui quand vous voyez les images des combats en Ukraine et notamment celles Kiev assiégée ?
Amra Alilović (A. A.) : Ça a réveillé des souvenirs en moi, ça m’a rappelé des choses que j’ai pu vivre il y a 30 ans, à plusieurs niveaux. À l’époque, en 1991-92, j’avais 19-20 ans et j’étais étudiante. Quand les combats ont commencé en Croatie, je manifestais contre la guerre et c’est ce que j’ai fait ces derniers jours à Lyon, contre la guerre en Ukraine. On y est allées avec ma fille et sa correspondante norvégienne qui était chez nous à ce moment-là. Ça m’a fait me souvenir à quel point j’avais pu être naïve à l’époque, quand je me persuadais que des manifestations pouvaient arrêter le bruit des armes. Avec le recul, et peut-être un peu plus de sagesse, je regarde cet engagement autrement, mais je ne vois toujours pas d’autre moyen d’agir pour défendre mes convictions pacifistes. C’est le seul pouvoir que j’ai pour faire entendre ma modeste voix.
Je ne peux pas m’empêcher de faire le parallèle entre ce qui s’est passé en Bosnie-Herzégovine et ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine.
CdB : Est-ce que la guerre en Ukraine a réveillé des choses que vous ne vouliez plus voir ?
A.A. : L’invasion russe de l’Ukraine me fait penser à la guerre de Bosnie. Pas seulement les images de Kiev, mais celles de toute l’Ukraine. Je me souviens très bien que quand les combats ont commencé en Croatie en 1991, puis qu’ils se sont rapprochés des zones frontalières de la Bosnie, comme à Brčko, je me disais : « Mais, non, ce n’est pas possible que ça arrive jusque chez nous à Sarajevo ». J’étais certaine que tout cela allait s’arrêter... Aujourd’hui, les gens pensent aussi que ça va s’arrêter en Ukraine. Mais moi, j’ai peur que justement ça ne s’arrête pas et, pire, que ça s’étende et s’amplifie. On voit que l’armée russe ne cesse de se rapprocher de Kiev, qui est aujourd’hui entièrement encerclée.
Dès les premiers jours, les autorités russes invitaient les gens à quitter la ville. Dans ma tête, je pensais, oui, ils feraient mieux de sortir s’ils veulent se sauver. Mais un autre sentiment m’envahissait aussi : malgré les intimidations des assaillants, on n’a jamais envie de quitter sa ville, là où on est né, là où on se sent bien. La preuve, malgré les pressions des Serbes de Bosnie au début du siège, les Sarajeviens sont massivement restés dans leur ville. Avec le recul, je crois qu’il n’y a pas vraiment de bonne solution dans une situation telle que la connaît Kiev aujourd’hui. Faut-il rester pour défendre sa ville ou son pays ? Mais au nom de qui, de quoi et pour qui ? Je ne peux pas m’empêcher de faire le parallèle entre ce qui s’est passé en Bosnie-Herzégovine et ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Je pensais avoir dépassé beaucoup de choses, mais je dois dire que toutes ces images de guerre en ce moment, ça m’obsède.
CdB : Est-ce que vous craignez que l’Ukraine puisse être divisée comme l’a été la Bosnie-Herzégovine lors des Accords de paix de Dayton ?
A.A. : J’espère bien sûr que la guerre en Ukraine va se terminer le plus tôt possible, mais j’ai peur que les civils n’en paient les plus lourdes conséquences, avec tous ces morts. Je sais d’avance qu’il y aura de très nombreuses familles éplorées et je suis presque certaine que le pays va être divisé. Je dois avouer que cette guerre réveille chez moi un puissant sentiment de peur, avec l’impression que l’histoire que j’ai vécue il y a 30 ans en Bosnie-Herzégovine se répète aujourd’hui en Ukraine, au cœur de l’Europe. Je refusais de croire qu’il soit possible de vivre deux guerres dans une même vie... Je me persuadais que le monde d’aujourd’hui était plus plus démocratique, moins belliqueux, que la diplomatie comptait plus que les armes...
Ces combats font des dégâts qui dépassent très largement le seul temps de la guerre. En Bosnie-Herzégovine, la société toute entière reste marquée par un profond syndrome post-traumatique.
CdB : Est-ce que l’on pourrait comparer la volonté affichée par Poutine de « dénazifier » l’Ukraine par les armes à la folie guerrière nationaliste à laquelle on a assisté durant les guerres en Yougoslavie ?
A.A. : Personnellement, je n’aime pas trop le mot de « folie » parce que ça laisse entendre qu’il n’y a rien de rationnel dans ces choix. Mais oui, dans les deux cas, il y a le même excès, le même jusqu’au-boutisme, la même volonté d’imposer par la force son point de vue, sa vision, sans rien écouter, sans être prêt au dialogue, quitte à complètement s’isoler. C’est ça qui me semble être de la folie. Il faut aussi se souvenir que ces combats font des dégâts qui dépassent très largement le seul temps de la guerre. En Bosnie-Herzégovine, la société toute entière reste marquée par un profond syndrome post-traumatique. Que les gens soient bosniaques, serbes, croates ou autres, les gens sont tous pris dans ce terrible engrenage, où la violence reste très présente même 30 ans après que la paix est officiellement revenue. Chez nous, on a l’impression que la rhétorique guerrière n’a jamais cessé depuis 1995, même si les armes se sont tues... Pour éviter un tel traumatisme à l’Ukraine, il faudrait vraiment que la guerre s’arrête au plus vite. Parce que plus une guerre dure, plus il est difficile de retisser les liens, de reconstruire une société « saine », où le vivre-ensemble est possible.
CdB : Ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, vous avez appelé les gens à venir en aide aux réfugiés ukrainiens. Pour vous-même, qui avez été réfugiée, pourquoi était-ce important ?
A.A. : C’est de la solidarité. J’imagine ce que tous ces réfugiés ressentent. Bien sûr, je ne peux que comparer à ma propre expérience, mais je reste intimement persuadée que personne ne prend brutalement la route de l’exil en abandonnant tout sur place par plaisir. Les Ukrainiens qui fuient en ce moment n’ont pas choisi de partir, ils s’en vont pour ne pas mourir, pour sauver leurs vies et celles de leurs enfants. Pour moi qui ai vécu cette expérience, il est important d’aider tous les exilés.
Ce n’était pas mon choix de partir, vers la France ou ailleurs. Ce sont les circonstances qui ont décidé pour moi.
CdB : Vous-même, comment êtes-vous arrivée en France ?
A.A. : Au début du siège de Sarajevo, ma grande sœur est venue nous chercher ma mère et moi. Elle venait de se marier et avait déménagé à Pazarić, une ville au sud de Sarajevo, sur la route de Mostar. J’ai juste pris un petit sac, en me disant que je pourrais sûrement revenir quelques jours plus tard. Mais les jours ont passé, puis les semaines et les mois. Peu à peu, j’ai appris à vivre avec la menace de la guerre, il y avait une forme de résilience. Je suis finalement venue en France parce que je n’en pouvais plus de vivre dans une prison à ciel ouvert. En 1993, j’ai réussi à obtenir un visa touristique grâce à une association de volontaires lyonnais. Au moment où je devais repartir en Bosnie, des combats faisaient rage en Herzégovine et c’était trop risqué de voyager. Voilà pourquoi je suis restée. Ce n’était pas mon choix de partir, vers la France ou ailleurs. Ce sont les circonstances qui ont décidé pour moi.
CdB : Quels conseils donneriez-vous aux réfugiés ukrainiens qui arrivent en France aujourd’hui ?
A.A. : Je ne sais pas si je suis légitime pour donner des conseils à qui que ce soit, mais je peux vous faire part de ma propre expérience. Comme ce n’était pas mon choix de m’installer ici, j’ai eu besoin de prendre du temps et du recul pour savoir ce que je voulais faire de ma nouvelle vie. C’était le moyen de reprendre la main sur mon destin et de ne pas vivre dans un excès de nostalgie et de regrets. Il me semble essentiel de se projeter dans son pays d’accueil et cela passe notamment par l’apprentissage rapide de la langue. C’est grâce à tout cela que j’ai fini par faire de la France le pays de mon choix et pas juste d’accueil. Je dois dire aussi qu’au début, j’ai préféré me tenir éloignée des gens des Balkans, notamment pour ne pas avoir à évoquer les questions dérangeantes liées à notre histoire et à nos différends. Ça m’a pris du temps de me lier avec la diaspora. Mais cela ne m’empêche pas aujourd’hui de retourner très régulièrement en Bosnie-Herzégovine.
Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.