Blog • Vie et destin de la démographie en Europe centrale

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À propos de Tim Judah, Life and Fate. All you need to know about the change demography of central, eastern and south-eastern Europe, Vienne, IWN, 2025, 213 pages.

Mladen Miljanović, The Didactic Wall, MSURS Banja Luka, 2020
© Mladen Miljanović

Correspondant pour le New York Review of Books et The Economist, Tim Judah a publié des livres incontournables sur la Serbie et le Kosovo, on lui doit notamment le concept de « yougosphère » élaboré en 2009. En 2018-2019, chercheur affilié à l’Institute for Human Sciences (IWM) basé à Vienne, il étudie la démographie en Europe centrale . C’est le résultat de cette recherche dûment mise à jour qui est maintenant publié avec Fife and fate [ Vie et destin ] – un clin d’œil au célèbre roman de Vassili Grossman.

Alors que les analystes discutent de la possible partition de la Bosnie, de l’éventuelle entente entre le Kosovo et la Serbie, ou encore de l’état de l’intégration à l’Union européenne, Tim Judah s’est attaché à l’évolution démographique qu’il analyse minutieusement dans dix-sept pays : Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Ukraine, Roumanie, Moldavie, Bulgarie, Grèce, Albanie, Kosovo, Serbie, Macédoine du Nord, Monténégro, Bosnie et Herzégovine, Croatie et Slovénie. On connaît les tendances démographiques caractérisant l’Europe centrale, orientale et du sud-est : un taux d’émigration élevé, un taux de natalité faible et une population vieillissante, avec pour conséquence une diminution significative des populations. La Tchéquie, la Slovénie et, dans une moindre mesure, le Monténégro font figure d’exceptions, la Hongrie invite à faire preuve de nuance, et la Pologne illustre des changements significatifs. Tout l’intérêt de ce livre réside précisément dans la présentation des changements démographiques en cours prenant en compte la situation propre à chaque pays.

Le cas de la Pologne est ici exemplaire. L’ère du « plombier polonais » est révolue comme le soulignent les retours au pays de Polonais ayant fait le choix de l’émigration. L’auteur analyse aussi la forte augmentation de la population étrangère (provenant essentiellement d’Ukraine mais aussi d’Asie du Sud). Notons que ces deux tendances bien que non intégrées aux statistiques n’en ont pas moins un fort impact sur le marché du travail et sur le pays en général. « En l’espace d’une décennie seulement », explique Dominika Pszczolkowska du Centre de recherche migratoire (CMR) de l’Université de Varsovie citée par Judah, « la Pologne est passée d’un pays mononational à un pays binational », et certains secteurs dépendent aujourd’hui presque exclusivement de la main-d’œuvre immigrée.

Parmi les points forts de cette étude, premièrement, le choix d’une approche régionale faisant de l’Europe centrale – avec comme poumon le groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, Tchéquie et Slovaquie) – un pivot . Choix d’autant plus judicieux que tant l’espace yougoslave que les Balkans sont des concepts politiques désormais obsolètes. Le terme de « Balkans occidentaux », une notion à géométrie variable désignant un espace géopolitique en attente d’intégration européenne, est quant à lui aussi destiné à disparaître. Dans une ère d’incertitude caractérisée par de multiples bouleversements géopolitiques, le début d’une nouvelle séquence politique (contre-révolutionnaire, populiste et nationaliste) et la guerre en Ukraine déplace le centre de gravité de l’Europe vers l’est et replace l’Europe centrale sur les cartes avec la Pologne jouant un rôle majeur.

Deuxièmement, les études consacrées à la démographie sont certes nombreuses, mais le plus souvent d’ordre académique destinées aux seuls experts. S’adressant à un public plus large, l’approche retenue vise à ce que toute personne intéressée puisse prendre connaissance de cette problématique par le biais d’un livre clair et particulièrement accessible. Les multiples interviews intégrés au texte contribuent à sa fluidité ainsi qu’à son dynamisme. L’auteur évite le piège de la formulation de recommandations qu’il s’agirait d’appliquer pour endiguer les problèmes démographiques, il préfère donner des éléments de compréhension permettant à tout un chacun d’appréhender le contexte et une partie de l’arrière-plan historique afin de saisir la situation démographique de chaque pays et celle de la région dans son ensemble.

Troisièmement, les mouvements démographiques sont saisis dans leur complexité. Parmi les sujets abordés, la question de savoir si l’on intègre ou non les émigrants est particulièrement sensible : cela peut affecter l’équilibre ethnique d’un pays, permettre d’éviter une réduction du nombre de sièges au Parlement européen, masquer le chiffre des personnes travaillant dans l’économie grise, ou encore faciliter le vol de votes… Ici, il importe de prendre en compte les choix prix par les différents pays considérés, ainsi « certains pays, comme la République tchèque, incluent désormais les réfugiés ukrainiens dans leur population totale, alors que d’autres, comme la Pologne, ne le font pas » ; Ce genre d’étude facilite donc la comparaison entre pays tout en permettant d’identifier les choix caractéristiques de chacun.

Pour ne donner ici qu’un exemple, il est intéressant de comparer le taux de fécondité de la Hongrie avec celui de la Tchéquie et de la Slovaquie pour constater que celui de ces deux pays est supérieur. Malgré la politique de natalité affichée par la Hongrie, le taux de fécondité de ce pays stagne depuis 2010. Pour expliquer ce résultat en partie paradoxal, il importe de prendre en compte que le taux de fécondité cache le fait que le nombre de femmes en âge de procréer diminue chaque année, ce qui signifie que moins de femmes ont un peu plus d’enfants qu’elles n’auraient eu autrement. D’où la conclusion nuancée que « les politiques familiales du gouvernement peuvent en effet contribuer, sinon à augmenter la population, du moins à ralentir son déclin ». Bref, on peut tout au plus parler de stabilisation démographique. Selon différentes projections, même si le taux de fertilité devait augmenter, sur le long terme la population vieillit et est en déclin. Ce qui pousse Viktor Orban à infléchir sa politique migratoire bien plus qu’il ne le laisse entendre à l’étranger.

Tant la rhétorique enflammée que la politique effectivement appliquée par le Premier ministre hongrois laissent néanmoins son pays loin derrière la Tchéquie dont la population augmente. Plusieurs raisons à cela : une position géographique idéale, peu d’immigration ; accueil d’étrangers comptabilisés dans les statistiques ; la population vieillit certes, mais la balance légèrement négative entre les naissances et les décès est compensée par l’accueil d’étrangers, notamment de nombre d’Ukrainiens.

Terminons ce bref parcours par la Bosnie où tout est hautement problématique, à commencer par le chiffre de la population. Celui-ci se situerait entre 3,3 (selon le recensement de 2013) et 2,8 millions (si l’on adopte les critères Eurostat). Selon différentes estimations, l’auteur cite celle du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP), elle pourrait avoisiner les 1,556 millions en 2070 ; soit 63 % de moins que la population d’avant-guerre qui avoisinait les 4,4 millions – un chiffre lui aussi à prendre avec des pincettes car les statistiques yougoslaves intégraient les Gastarbeiter (personnes travaillant à l’étranger). Si nombre d’études sur le sujet cite l’émigration pour cause majeure, Judah passe en revue d’autres facteurs en faisant preuve de précaution. La natalité serait ainsi l’une des plus faibles au plan mondial. Certes, mais les statistiques sont biaisées du fait que le chiffre de la population est pour le moins aléatoire et que nombre de femmes ont leur enfant à l’étranger. À cela s’ajoute que dans les régions frontalières, les femmes se rendent souvent en Serbie et en Croatie pour y accoucher. Dans un premier temps, les naissances étaient enregistrées en Serbie ou en Croatie, mais pas en Bosnie. Depuis l’introduction de changements, ces enfants sont enregistrés comme étant nés et en Bosnie et en Croatie ou en Serbie, ce qui brouille les données des trois pays.

S’il faut probablement revoir légèrement à la hausse le taux de natalité, cela n’enlève rien à la dépopulation du pays qui n’est en rien endiguée, ni par les timides mesures favorisant la natalité, ni par les différents programmes mis en place par la communauté internationale, notamment la Suisse et l’Allemagne, pays qui ne se gênent pas à recruter en Bosnie à tour de bras – ceci vaut surtout pour l’Allemagne. Bref, le pays se vide, les retours sont pour le moins rares tout comme les étrangers venant vivre en Bosnie. Pour de nombreux migrants, la Bosnie n’est qu’une étape vers l’Eldorado européen avec Bihać comme lieu de passage . Les changements démographiques en cours sont tout simplement hallucinants et ont bien entendu un impact dévastateur dans tous les domaines, aussi bien politiques qu’économiques. Corruption et népotisme en sortent renforcés, tout comme la pauvreté et le désir de fuir le pays.

Journaliste érudit, Tim Judah réussit avec Fife and fate le pari de présenter une remarquable synthèse des tendances démographiques en Europe centrale en combinant judicieusement enquêtes de terrain et analyses des études disponibles sans tomber dans le piège d’un texte expert peu lisible. Son approche régionale propose un narratif destiné à s’imposer.

Du même auteur :
The Serbs. History, Myth and the Destruction of Yugoslavia, New Haven, Yale University Press, 1997.
Kosovo. War and Revenge, New Haven, Yale University Press, 2000.
Kosovo. What Everyone Needs to Know, New York, Oxford University Press, 2008.
Bikila : Ethiopia’s Barefoot Olympian, Londres, Reportage Press, 2008.
Yugoslavia is Dead Long Live the Yugosphere, Londres, LSEE, 2009.
In Wartime. Stories from Ukraine, Londres, Allan Lane / Penguin, 2015.