Blog • Variations sur les sources littéraires du « joug turc »

|

Arrivé à la fin du roman de Ivan Vazov Sous le joug traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov et préfacé par Bernard Lory [1], je me suis demandé ce qui a pu me motiver pour le lire d’un bout à l’autre et d’un seul trait...

Combattants de la VMRO lors de l’insurrection de 1903 en Macédoine

Cela faisait des années que je l’avais mis de côté dans l’intention d’apprendre d’où venait au juste l’expression « joug ottoman », mais de là à me farcir ce volumineux « roman national » du « patriarche » de la littérature bulgare il y avait une distance que j’allais, à ma grande surprise, parcourir allègrement. Je l’ai fait pour deux raisons, plutôt extra-littéraires : parce qu’il se lit comme un roman, comme un polar historique en quelque sorte, avec plein de rebondissements un peu prévisibles mais plaisants, et parce que ce roman propose une reconstitution un brin nostalgique, bien qu’il fût écrit à peine une dizaine d’années après les événements relatés, de la vie quotidienne en milieu chrétien orthodoxe bulgare au cours d’une période révolue qui me passionne, les dernières décennies de l’administration ottomane des Balkans. Ce dernier aspect permet d’ailleurs de se faire une idée plus circonstanciée du fameux « joug » dont, à vrai dire, il est peu question dans le livre. La première fois, il apparaît d’ailleurs sous la forme « joug grec », en référence à l’Empire byzantin : « le tzar Assène qui a sauvé les Bulgares du joug grec » (p. 78), puis dans des formules assez sarcastiques : « Le joug a un avantage : il rend les peuples gais », ou encore « un peuple sous le joug, même sans espoir, ne se suicide jamais : il mange, boit, fait des enfants » (p. 91).

Cette acception de joug « intériorisé » par ses victimes semble avoir la préférence de Vazov, jusqu’à un certain point cependant. En effet, le héros central de son roman, Boïtcho Ognianov, le rescapé des bagnes de Diyarbakir, est formel : « briser le joug turc » est notre « objectif raisonnable » (p. 94), assène-t-il à un autre personnage, l’étudiant Kandov, de retour de Moscou, lecteur assidu de Herzen, Bakounine, Lassalle qui lui porte la contradiction [2]. Enfin, sa profession de foi lors d’une veillée paysanne suggère que les moyens prônés pour atteindre le but fixé sont tout sauf raisonnables : « Ah, si ce fatalisme héroïque [du légendaire haïdouk bulgare] s’était transmis aux Bulgares d’aujourd’hui… Je serai tranquille sur l’issue du combat… C’est d’un tel combat que je rêve, de telles forces que je recherche… Savoir mourir, voilà la clef de la victoire. » (P. 199.)

Du « Grand Turc » à l’« homme malade de l’Europe »

Comparé à la façon dont sont présentés les personnages bulgares, le traitement réservé aux Turcs, surtout dans la première partie du livre, risque de réserver quelques surprises au lecteur de nos jours et peut même occasionner un certain malaise. Il y a de tout parmi les premiers, des « bons », parmi lesquels seuls quelques-uns se révéleront à la hauteur, et pas mal de « méchants », croqués sans pitié par l’auteur. Avec les Turcs, nettement moins présents, la société de la ville dans laquelle se passe l’action, située au centre de la Bulgarie actuelle, étant essentiellement bulgare, c’est différent. Le bey qui administre depuis son konak la région, son épouse qui a une relation avec un futur révolutionnaire, l’ombachi et même ses gendarmes, les zaptiés, à deux exceptions près, sont certes craints mais décrits tels qu’ils sont en raison de la fonction qu’ils occupent. Le premier fait même preuve d’un certain sens de la justice alors que le notable chrétien local le plus influent, le tchorbadji Iordane, est prêt à tout pour conserver ses privilèges. Puis il y a les « très méchants », quatre en tout, dans la première partie du roman. Deux personnages sanguinaires au statut incertain, qui semblent bénéficier d’une certaine protection de la part des autorités, et qui seront égorgés par le héros du livre après avoir tenté de violer une enfant (p. 20-23) puis deux autres, des zaptiés cette fois-ci, qui battent à mort sous les yeux du moukhtar, le maire chrétien du village, un vieillard pour lui extorquer de l’argent et qui seront massacrés à leur tour par les futurs héros de l’insurrection manquée (p. 202-209). Dans le premier comme dans le second cas nous avons affaire à des abus favorisés par une administration en déliquescence et corrompue. Cela faisait un bon moment que le « Grand Turc », faisait figure d’« homme malade de l’Europe ». Autre chose, plus inattendue, semblent partager les auteurs de ces abus tels qu’ils sont décrits dans le roman : le goût pour l’alcool, ce qui n’est pas très représentatif pour les Turcs.

Affranchissez-vous de ce patriotisme obtus…

Evidemment, la cruauté de la répression entraînée par la tentative d’insurrection de 1875-1876, les massacres perpétrés par les hordes de bachi-bouzouks décrits dans le détail dans la deuxième partie du livre, vont justifier la décision d’en finir une fois pour toute avec le "joug turc". Après la guerre russo-turque de 1877 et le Congrès de Berlin qui consacrera l’indépendance de la Bulgarie en 1878, les choses iront très vite. Les titres de hadji accordés par la théocratie ottomane aux chrétiens qui avaient fait le voyage à Jérusalem, titres dont se montraient si fiers les personnages de Vazov, disparaîtront comme par enchantement et la modernité pourra enfin prendre son élan. Et pourtant, sur un point, et pas des moindres, cette modernité reste bien inachevée à en juger par le sort réservé par la postérité aux souhaits de l’étudiant Kandov :
« Donnez à la lutte un but plus moderne, plus humain, faites-en un combat non seulement contre le joug turc mais aussi pour le triomphe des principes actuels, c’est-à-dire pour l’abolition d’ordres stupides sanctifiés par des préjugés séculaires, tels que le trône, la religion, le droit à la propriété et au recours au poing que la sauvagerie humaine a érigés en principes inviolables (…) Affranchissez-vous de ce patriotisme obtus… » (p. 94)

Notes

[1Paris, Fayard, 2007, 481 p.

[2Celui-ci va jusqu’à invoquer les « droits de l’homme » en appelant à l’émancipation de la femme « du joug auquel elle est soumise par rapport à l’homme » (p. 149). Dans l’édition de Sofia 1961, trad. du bulgare S. Tsonev, S. Pentecheva et V. Ionova : « droits des hommes ».