Blog • Une tragédie croate : le meurtre de la « belle-fille fatale »

|

La Femme du deuxième étage, de Jurica Pavičić, traduit du croate par Olivier Lannuzel, Agullo éditions, 2022.

Une femme empoisonne sa belle-mère. Une histoire bien banale, me direz-vous, mais transfigurée par le talent de Jurica Pavičić, l’écrivain croate repéré en France depuis L’eau rouge, qui donne à ce simple fait divers la dimension et la profondeur d’une tragédie dans un pays en plein bouleversement.

« Un jour, bien plus tard, Suzana lui a dit : tout aurait été différent si on n’était pas allées là-bas. » Cette phrase sur la puissance de la fatalité qui emporte les êtres résume tout. Elle ouvre d’ailleurs La Femme du deuxième étage, et contribue à lui donner son atmosphère sombre et inquiétante qui saisit peu à peu le lecteur.

« Le monde n’est qu’une suite rectiligne de dominos mettant à bas d’autres dominos, eux-mêmes abattant les suivants, sans autre alternative. Ils tombent les uns après les autres, dans un corridor à sens unique, sans fenêtre ni bifurcation possible. »

Bruna tombe amoureuse d’un beau marin, Frane, rencontre de hasard. Ils se marient et s’installent au deuxième étage d’une maison de la banlieue de Split, cette ville de la côte dalmate dont Jurica Pavičić connaît tous les recoins et le passé. Comme pour L’eau rouge, on devine un écrivain puisant son inspiration dans un univers qui l’a vu naître, qu’il aime de tout son être et où il trouvera toujours, à n’en pas douter, son terreau créatif.

Anka, la mère de Frane, habite au premier étage, seule depuis la mort de son mari dans un accident de chantier en Allemagne. Et c’est dans cette demeure, véritable entité romanesque dans le roman, qu’ils avaient décidé de vivre lorsque Filip est tombé d’un échafaudage. Là encore, un coup du destin et Anka, fidèle à ce qui était l’ambition d’une vie pour son mari et elle-même, s’est battue pour finir cette maison inachevée, qui restait avec ses « murs sans enduit, les fers à béton dressés en l’air comme des peignes couleur de cendre et de rouille », comme on en voit souvent dans ces pays en mutation et où beaucoup sont partis travailler à l’étranger, ne rêvant que du retour aux sources dans une maison qui fera leur fierté.

Une guerre cousue de velours.

Très vite, le malaise s’installe entre Anka et Bruna, qui sont contraintes de coexister pendant les longues absences de Frane, parti en mer à l’autre bout de la terre. « Il n’y avait chez Anka pas la moindre trace de colère ou d’hostilité : seulement une domination qui allait de soi. » Une « guerre cousue de velours » use les deux femmes. De son écriture précise, donnant à chaque détail ou à la répétition des gestes une dimension fantastique, Jurica Pavičić montre Bruna, soumise et épuisée, tenter vainement de dérider sa redoutable belle-mère. La jeune femme comprend vite que c’est en vain et que sa vie, entravée, est devenue un piège. « Anka était devenue le contenu de sa vie, le point où tout commençait et tout finissait. »

La descente aux enfers de la jeune femme se poursuit inexorablement et Bruna finira par empoisonner Anka, diminuée par une attaque cérébrale. Elle avouera bientôt son crime, écopant d’une peine de treize ans d’emprisonnement. Elle devient pour la presse à sensations « la belle-fille fatale ».

A sa sortie de prison, Split a changé en profondeur. Bruna reconnaît à peine cette ville qui lui était pourtant si familière. Jurica Pavičić, et on s’en était déjà aperçu dans L’eau rouge, excelle à décrire en quelques lignes les bouleversements d’un monde en pleine transition, venu du socialisme à la yougoslave et désormais envahi par un tourisme « monstrueux ».

Le changement d’un monde

« Là où était situé autrefois le chantier de déconstruction navale, ce sont maintenant des immeubles de locations de vacances. A la place de l’usine de chlorure de vinyle, il y a un centre commercial. A la place du port de pêche, elle découvre une marina, et dans la marina, des grappes de yachts coûteux aux vitres teintées et aux lignes agressives. »

Bruna ne comprend plus la Croatie moderne. Ironie d’une vie qui fut « une succession d’anecdotes chaotiques », elle trouve son « refuge final » dans une petite station touristique isolée, à l’appellation commercialement vulgaire et convenue, prisée des « restaurateurs, (des) loueurs de barques et (des) agences », le Blue Lagoon, dont le véritable nom « qui rape, qui râcle, avec plein de consonnes et d’accents slaves sur les lettres », n’est plus utilisé que par les locaux. Là aussi, tout un bouleversement derrière cette simple appellation de lieu.

Jurica Pavičić n’a pas son pareil pour mettre en évidence le détail révélateur d’un changement d’époque et c’est bien la raison pour laquelle, aidé par une remarquable traduction, fluide et élégante, d’Olivier Lannuzel, ses romans sont bien plus qu’une simple intrigue mais l’évocation globale du basculement d’un monde vers un autre. Du grand art...

La femme du deuxième étage, Jurica Pavičić, Éditions Agullo, Paris, 239 pages, 21.5 euros

  • Prix : 21,50 
  • En savoir +