Blog • Une jeune exilée bosnienne dans l’Angleterre de John Major

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Le Merle bleu, de Vesna Maric, éditions Intervalles, 2018, traduit de l’anglais par Marie Poix-Têtu.

Vesna Maric a seize ans lorsqu’elle quitte sa Bosnie natale en 1992, au début de la guerre qui va ensanglanter son pays pendant plusieurs années et comme tous les exilés de la terre, elle est persuadée que son séjour en Angleterre n’est que provisoire. Elle ne reverra Mostar que quatre années plus tard, le temps précisément qu’il lui fallut attendre pour obtenir des autorités britanniques le statut de réfugiée. Sans ce précieux sésame, elle risquait de ne pas pouvoir entrer à l’université et surtout de ne plus pouvoir rentrer en Grande-Bretagne si elle venait à la quitter.

L’auteure du Merle bleu reconnaît vers la fin du livre, subrepticement, comme gênée, combien ces années d’adaptation à un nouveau pays ont été difficiles pour elle, tant « le mal du pays » et la « solitude » lui ont pesés. C’est l’un des rares moments où Vesna Maric lève le voile sur ce qu’elle a pu ressentir, car son livre est remarquable par sa pudeur, sa justesse de ton et le refus de verser dans le tragique excessif, même si l’évocation de la guerre de Bosnie (1992-1995) revient, lancinante, avec son cortège de drames ou, plus rarement, d’issues heureuses, comme la joie de retrouvailles inespérées. Il y a aussi de la douleur contenue à l’évocation du père qui « résidait dans une Bosnie qu’il refusait de quitter, retranché dans un alcoolisme sévère ». Vesna Maric ne peut d’ailleurs cacher son affection en dépit des épreuves infligées à sa mère et les siens. Mais il s’agit là des seuls passages où la jeune femme bouscule vraiment sa réserve naturelle que l’on devine grande. Et son récit n’en est que plus émouvant et vrai.

« Il y avait eu - et il y avait encore - des désordres en Croatie et en Slovénie mais personne ne pensait qu’il y aurait une guerre en Bosnie-Herzégovine. C’était impossible. Nous nous aimions les uns les autres. Nous prônions la souveraineté d’un pays multiethnique ».

Cette sidération devant l’impensable sera tenace. Un très joli passage montre des femmes épuisées par un long voyage vers la Grande-Bretagne essayant d’expliquer aux autorités britanniques que « la guerre était une méprise, un stratagème inventé par des politiciens diaboliques, que ça n’avait rien à voir avec nous ». « Nous n’avions pas passé les cinquante dernières années à nous haïr en secret en attendant la première occasion de nous étriper au grand jour de la façon la plus sauvage qui fût ».

Mais ces femmes veulent garder aussi leur dignité et leur fierté, ne voulant à aucun prix « donner (leur) misère en spectacle ». « Elles ont passé des heures à expliquer qu’habituellement nous avions tout : des lits, des draps, du linge de rechange brodé et même amidonné dans nos armoires : des verres en cristal, des souvenirs, de la vaisselle en porcelaine (…) des goûts de luxe, des jours fériés, des odeurs, des bruits ».

Elles doivent toutefois se rendre à l’évidence lorsque leur bus s’arrête devant un immeuble de la Croix-Rouge. « La réalité de notre voyage nous sautait soudain aux yeux : la Croix-Rouge c’était tout à la fois le secours, le désastre, la guerre et la tragédie ».

On suit les pérégrinations de Vesna à travers l’Angleterre de John Major, parfois bien morose et où la vie, on le devine, est difficile également pour beaucoup d’Anglais. La jeune fille observe le monde qui l’entoure, à la fois étonnée et amusée. Elle est perçue vaguement comme une « fille des pays de l’Est ». Les incompréhensions ou les malentendus propres aux rencontres entre personnes de cultures différentes sont nombreux. Vesna, un badge de Lénine au revers de sa veste, suscite un jour l’agacement d’un député travailliste auprès duquel elle était venue plaider sa cause pour obtenir le statut de réfugiée. "Un homme responsable de tant d’actes de tyrannie et de meurtres », s’exclame le parlementaire. « Je n’ai pas compris ce qu’il entendait par là (…) +Apprendre, apprendre et seulement apprendre+ figurait en tête de la première page de tous nos manuels », se demande Vesna, intriguée.

Il faut lire les portraits de quelques personnages truculents de la communauté bosnienne exilée, comme celui de Bakira, nostalgique des prouesses amoureuses de son Rade et qui se lamente de son mari, John, « un peu amorphe ». Il y a également des Anglais cocasses, à l’image de ce couple de personnes âgées qui s’invite à dîner chez les réfugiés bosniens avant de disparaître lorsqu’on leur fait comprendre que c’est peut-être à leur tour de rendre la politesse. Vesna est invitée un jour chez des Témoins de Jehovah qui n’apprécient guère quand elle leur explique qu’elle est athée et que « la religion est une source de tensions ». « Je n’ai plus jamais été invitée chez eux ».

Vesna est bien trop discrète pour évoquer sa vie personnelle et se risque tout juste, avec l’humour contenu qui est le sien, à parler de son béguin pour Brian et de son « insupportable fidélité » pour une fille partie autour du monde.

Mais tout cela ne peut faire oublier l’essentiel, à savoir l’attachement profond et intact de tous ces exilés à leur pays, la peur de perdre leur identité. Les nouvelles de Bosnie sont de plus en plus dramatiques. « La guerre continuait et c’était comme si elle ne devait jamais finir. Tout était gris et en ruine ». Vesna se morfond dans sa solitude à Penrith, dans la région des Lacs, dans le nord de l’Angleterre. « Au fur et à mesure que le temps passait et que ma vie différait de plus en plus de ce qu’elle était en Bosnie - ce à quoi s’ajoutaient le fait de ne plus beaucoup parler le Serbo-croate et d’être loin de tous mes anciens amis - je commençais à douter de la réalité de mes souvenirs et de mon identité ». « Je me sentais étrangère à tout - mon ancienne vie dans l’ex-Yougoslavie, ma vie présente et vide à Hull, ma vie possible quelque part, n’importe où », poursuit un peu plus loin Vesna Maric.

La jeune fille comprend qu’elle a touché le fond. Elle décide de s’investir encore plus dans la connaissance de la langue anglaise, ce qu’elle a fait dès le début de son séjour, consciente des dangers mortifères du repli sur soi.

Le Merle bleu, un titre inspiré d’une chanson, est également le récit de l’incompréhension croissante entre les exilés et ceux qui sont restés au pays. La mère de Vesna rentre en Bosnie et ses amis lui envient la « belle vie » qu’elle avait en Angleterre, suscitant sa fureur. « Elle a ouvert en grand la porte et les a jetées dehors. L’Angleterre pour elle, ce n’avait été que souci, pauvreté, incompréhension et chagrin ».

Vesna Maric vit aujourd’hui à Madrid après avoir vécu vingt-deux ans en Angleterre. "Ma mère m’accuse souvent d’être devenue anglaise", confiait-elle récemment en souriant, lors du 20-ème anniversaire du Courrier des Balkans. Il y a selon elle un décalage « inévitable ı entre une communauté exilée et le pays d’origine qui ne reste jamais le même, à plus forte raison lors de conflits. « Certains Bosniens (en exil) sont restés repliés au sein de la communauté. D’autres ont éprouvé le besoin de s’intégrer ». En ce qui la concerne, elle a choisi de "s’immerger dans la langue anglaise", la langue maternelle passant peu à peu au second plan. Et quand elle est retournée en Bosnie, « j’ai redécouvert mon pays d’origine, d’autant plus que le pays avait beaucoup changé ».