Blog • « La chronique de Belgrade », Un texte phare d’Ivo Andrić

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C’est dans Belgrade bombardé (1941-1945), retiré de toute vie publique et reclus dans son appartement du 9, rue Przrenska, qu’Ivo Andrić (1892-1975) rédige ses chefs d’œuvre que sont Le Pont sur la Drina, La Chronique de Travnik, et La Demoiselle. Triptyque publié à la Libération, en 1945. Dans la décennie qui suivra, celui qui devait recevoir le prix Nobel de littérature en 1961 rédige une série de textes dont Belgrade, sa ville d’adoption, est l’héroïne.

Rappelons que l’écrivain était aussi, et ce dès 1919, diplomate, ainsi occupait-il de 1939 à 1941 la fonction Ministre plénipotentiaire de Belgrade à Berlin. [1]

C’est cet assemblage que la Fondation Ivo Andrić publie de manière posthume en 2013 sous le titre « Histoires de Belgrade » [Beogradske priče, Belgrade, 2013] et que les Éditions des Syrtes présentent aujourd’hui en traduction française. Plusieurs nouvelles à caractère manifestement autobiographiques font clairement référence au quartier du centre-ville qu’habitait l’écrivain, à l’entre-deux guerre ainsi qu’à Belgrade occupée et bombardée, aux caves devenant des lieux de refuges mais aussi de rencontres et d’observations.

Ainsi la nouvelle « Destructions » rappelant les bombardements à l’été 1944 [2]. Aux mutations et mutilations de la ville correspondent celles « plus terribles, plus profondes encore » de ses habitants, tant les destructions « arrachent à l’homme son ultime masque, mettent sa vie intérieure sens dessus dessous, révèlent au grand jour des traits inattendus, qui vont à l’encontre de tout ce que l’on savait et pensait de lui, de ce que lui-même pensait de sa propre personne. Elles altèrent les conditions au sein des familles, modifient les normes et relations sociales consacrées, y compris celles que l’on tient pour éternelles et immuables tels les rapports entre les sexes. » (p. 181)

Si les nouvelles saisissent sur le vif ces moments fondateurs avec adresse et concision, un texte d’une toute autre ampleur ne manquera pas de retenir l’attention du lecteur. Tant par sa taille, plus de la moitié du recueil, que par son écriture, « Zeko » relève d’une autre construction littéraire et légitime à lui seul le titre retenu judicieusement par les éditeurs : La chronique de Belgrade.

En proie au suicide, fuyant la société, surtout celle de son épouse — Margita, alias « Kobra », dont la seule voix « n’avait ni bonté ni humanité » (p. 82) —, Isidor Katanić, alias Zeko, découvre un autre monde, celui de la Save : une société qui était « aussi agitée et changeante que l’eau » (p. 50). C’est au contact de cette colonie bigarrée vivant sur les berges de la Save, que « Zeko avait découvert et appris à observer la vie, la vie authentique que vivaient la majorité des gens. » (p. 61) Loin du centre centre-ville, du foyer conjugal, cette autre Belgrade, « Belgrade entredeux », ramène Zeko à la vie.

Pendaison à Terazije, Belgrade, le 17 août 1941

Une autre expérience tout autant radicale que fondatrice marque le passage de la chronique des années de l’entre-guerre (1918-1940) à celle des années de guerre (1941-1945) : la vue terrifiante des « pendaisons de Terazije » le 17 août 1941 est l’occasion d’une nouvelle métamorphose du personnage principal. Trouvant refuge sur la terrasse isolée de son immeuble, submergé par l’émotion, Zeko adresse à sa femme ces mots enflammés : « Laisse-moi, te dis-je ! Vous courez tous à Zemun pour acheter du beurre et du cacao, et ici, au cœur de Belgrade, on pend les gens. Quelle honte. QUEL-LE HON-TE ! Si nous étions des hommes, nous serions tous à Terazije à scander haut et fort : ‘À bas les potences ! À bas Hitler, le sanguinaire !’ » (p. 93)

L’Histoire rabat les cartes au sein du couple. Zeko, qui n’a plus peur de rien, a trouvé sa place alors que l’empire de Kobra, sa femme, s’est effondré. Zeko enfin libre : « Marcher malgré le danger, voire le chercher et s’y plonger, voilà ce que signifiait ‘se libérer’. » (p. 96) Zeko se rapprochera alors de Doroš, Marija et leurs enfants, une famille amie habitant à Topčidersko brdo – le quartier situé derrière le parc Hajd.

La chronique devient alors roman d’apprentissage. Découverte qu’« être » signifie « être-avec », et la vie, engagement : « il se rendait compte que la prise de conscience doit conduire à l’action, et l’action avoir un objectif clair ; l’audace doit elle-même servir un but afin de pouvoir se qualifier, et ne prend toute sa valeur et son sens véritable qu’en fonction de la nature des choses qu’elle sert. En un mot, il faut peser sur les choses humaines, être lié aux hommes. » (p. 109)

On devine la suite. Aux côtés de ses nouveaux « compagnons », Zeko « s’était engagé sur la bonne voie, la voie de l’action, et peu importe si c’était une voie écartée et une action bien mystérieuse. » (p. 112). Zeko clairvoyant : « Dans cette guerre, deux mondes étaient en conflit, chacun avec des objectifs clairs, précis, et des méthodes pour les atteindre ; la question de savoir de quel côté se situer, de quel côté agir et se battre ne se posait plus. » (p. 120)

Dans l’attention portée aux petites gens de la Save et aux résistants de l’ombre, la chronique de Belgrade que nous livre Andrić fait l’éloge du code moral des simples gens, de ce que Georges Orwell appelait la « common decency » : « Si vous m’aviez demandé pour quelle raison je m’étais engagé dans les milices, je vous aurais répondu : ‘pour combattre le fascisme’, et si vous m’aviez demandé pour quel idéal je me battais, je vous aurais répondu : ‘Common decency’ ».Certes, à la fin Zeko meurt, mais en homme libre [3].

Notes

[1Concernant ses textes politiques, lire Ivo Andrić, La Naissance du fascisme, Paris, Éditions Non Lieu, 2012.

[2Publiée précédemment en français sous le titre « Dévastations » dans le recueil de nouvelles Visages, Paris, Phébus, 2006.

[3Georges Orwell, appendice I à Hommage à la Catalogne. Cité d’après Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste Tory, Paris, Climats, 1995 (2020), p. 151