Le texte du grand écrivain franco-tchèque Milan Kundera fut écrit en 1983, à l’une des périodes les plus sombres de l’Europe qu’on appelait de l’Est, et quelques années avant son effondrement, un texte qui se voulait un plaidoyer passionné en faveur des « petites nations » de l’Europe centrale et de leurs richesses culturelles, qui résonne singulièrement aujourd’hui avec ce qui se passe en Ukraine.
« La petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n’ont pas l’habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation », écrivait alors Milan Kundera dans la revue Le Débat.
Selon lui, « l’Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, vision basée sur la méfiance profonde à l’égard de l’Histoire (...) Les peuples centre-européens sont inséparables de l’Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l’envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders ».
Les éditions Gallimard ont décidé de rééditer ce court essai, quelques semaines avant l’invasion russe de l’Ukraine, que bien peu de monde pouvait envisager, donnant à sa lecture un relief saisissant.
Le livre contient également l’intervention que fit le jeune Milan Kundera devant le Congrès des écrivains tchécoslovaques en 1967, lors du fameux printemps de Prague, où il se déclarait déjà hanté par la fragilité de l’identité de son pays, menacée notamment par le stalinisme pendant « presque un quart de siècle » et qui « risquait de reléguer la nation tchèque une nouvelle fois - et cette fois-ci définitivement - à la périphérie culturelle de l’Europe ».
« Défense de leur occidentalité »
Ce texte inconnu du public français est présenté par Jacques Rupnik, grand spécialiste de cette partie de l’Europe. Il retrace le formidable bouillonnement culturel du printemps de Prague dans lequel Kundera voyait la meilleure garantie de la survivance et de l’affirmation de son pays. « Les petites nations (...) n’ont d’autre défense que la vigueur de leur culture, la personnalité et les traits inimitables de leur apport » face aux processus d’intégration des XXème et XXIème siècles. Et « la défense de leur identité » n’est autre que la « défense de leur occidentalité ».
Milan Kundera développe ses idées en prenant comme exemple la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie, toutes les trois dans l’orbite soviétique à l’époque.
« Rien ne pouvait être plus étranger à l’Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd’hui, à l’époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique). »
Nommer russe tout ce qui est slave
Kundera cite un peu plus loin le poète tchèque Karel Havlicek Borovsky (1821-1856) selon lequel « les Russes aiment appeler slave tout ce qui est russe pour pouvoir plus tard nommer russe tout ce qui est slave ».
« Le destin russe ne fait pas partie de notre conscience ; il nous est étranger ; nous n’en sommes pas responsables. Il pèse sur nous, mais il n’est pas notre héritage », insiste le polonais Kasimierz Brandys (1916-2000), également cité par Milan Kundera.
Pour l’écrivain franco-tchèque, « la civilisation du totalitarisme russe est la négation radicale de l’Occident tel qu’il était né à l’aube des Temps modernes, fondé sur l’ego qui pense et qui doute, caractérisé par la création culturelle conçue comme l’expression de cet ego unique et inimitable ».
L’amertume est visible chez Milan Kundera vis-à-vis des intellectuels occidentaux et notamment français qui ne saisirent pas dans toute son ampleur le « massacre de la culture » (fermeture des revues, etc) qui a accompagné l’écrasement du Printemps de Prague. Pour eux, selon Kundera, la lecture purement politique des événements primait.
La culture a en fait préparé, poursuit Milan Kundera, les révoltes hongroise de 1956, tchèque de 1968 ou polonaises de 1956, 1968 et 1970. Un « intellectuel allemand ou français (...) a l’impression que ces révoltes ne peuvent être authentiques et vraiment populaires si elles subissent une influence trop grande de la culture. L’idée de culture se confond à leurs yeux avec l’image d’une élite des privilégiés ». Et pourtant, quand les Tchécoslovaques ont constaté l’interdiction de la plupart des revues culturelles au lendemain du printemps de Prague, ils ressentirent « avec angoisse la portée immense de cet événement ».
L’écrivain commence son texte par ces quelques mots du directeur de l’agence de presse de Hongrie, en septembre 1956, peu avant l’écrasement de la révolte de Budapest par les chars soviétiques, qui rappellent étrangement les appels de ces dernières semaines du président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe ».