Blog • Un périple frontalier dans les périphéries balkaniques

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Lisière (Border, A Journey to the edge of Europe, 2017), de Kapka Kassabova. Traduit de l’anglais (Écosse) par Morgane Saysana, Ed. Marchialy, 2020.

Ne dira-t-on jamais assez que l’émerveillement de la découverte est à nos portes et qu’il n’est pas nécessaire dans une Europe occidentale quelque peu standardisée de traverser toute la planète pour se convaincre du foisonnement et de l’infinie diversité des peuples du monde, avec leurs grandeurs et leurs tragédies, leur passé si souvent méconnu ou oublié ?

Le magnifique récit que nous présente l’écrivaine bulgare Kapka Kassabova de son voyage dans l’extrême sud-est des Balkans, à la frontière entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie, suffirait à nous en convaincre. Cette région, l’auteure, née à Sofia en 1973, la connaît bien pour avoir fréquenté enfant les rives de la Mer Noire. Et si elle a quitté la Bulgarie dès l’adolescence pour se poser finalement en Ecosse, son attachement au pays natal et à ses « Balkans bien-aimés », reste entier. Cela se sent.

De retour dans son pays pour la première fois depuis près de vingt-cinq ans, Kapka Kassabova a sillonné de 2014 à 2016 cette partie de la péninsule balkanique aux noms si beaux tels que la Strandja, la Thrace ou les montagnes des Rhodopes, « forgée par un demi-siècle de dureté liée à la guerre froide ». « Il s’agissait du rideau de fer le plus méridional d’Europe, un mur de Berlin boisé, vicié par les armées de trois nations. Un territoire meurtrier, à l’époque, et toujours sensible car pétri de terreur ».

Certes, aujourd’hui, poursuit-elle dans le prologue de Lisière, un livre à la belle tenue littéraire, « les frontières turco-bulgare et turco-grecque ont perdu de leur dureté initiale, mais en ont acquis une nouvelle, matérialisée par les nouveaux murs de barbelés érigés pour endiguer le flux migratoire en provenance du Moyen-Orient ».

Trois années de travail ont été nécessaires à Kapka Kassabova pour évoquer la richesse et la densité des choses vues ou entendues. Et celles-ci peuvent parfois intriguer le lecteur d’Europe occidentale, tant le sens du merveilleux reste prégnant. Les légendes, les icônes que l’on lave dans des sources miraculeuses, l’apparition de boules de feu dans le ciel, les récits de personnages fabuleux, les diseuses de bonne aventure, les chercheurs de trésors donnent à certaines pages de Lisière un parfum tout particulier d’imaginaire et d’irréel.

Mais il y a avant tout d’innombrables témoignages, allant du simple berger à celui de réfugiés kurdes irakiens, ou encore d’anciens passeurs ou gardes-frontières aux récits glaçants sur des fugitifs est- allemands ou d’autres pays du bloc de l’Est. Ils furent nombreux à tenter leur chance pour gagner l’Occident depuis la frontière bulgare. Humour grinçant : on appelait cela le « tourisme d’évasion ». La Stasi avait fini même par envoyer des gradés sur place pour « traiter » les malheureux qui avaient échoué dans leur tentative. Il y a beaucoup de non-dits dans certains témoignages et on devine que certains anciens gardes ne préfèrent pas s’étendre sur leurs exploits passés, sans parler des rumeurs insistantes sur des délations de citoyens zélés.

Certains personnages sont également troubles, avec des activités incertaines, comme cet « archéologue » bien mystérieux ou ce nouveau riche bulgare interlope à la demeure au luxe tapageur, « bel exemple d’architecture gangster baroque », qui rêve de s’installer en Espagne, ne supportant plus « la gitanisation de ce pays », la Bulgarie.

Toute une galerie de personnages lumineux se succède dans Lisière mais aussi parfois une faune d’individus qui ont toujours préféré vivre et prospérer dans ces zones périphériques des États. La question de l’identité nationale, récurrente dans les Balkans, devient parfois bien complexe à déterminer lorsque les ancêtres ont été chassés de leur terre ancestrale, parfois il y a un siècle, pour atterrir dans un autre pays. Cette question finit même par agacer. Un interlocuteur confie avec humour à Edirne, en Turquie, qu’il élude lorsqu’on lui pose la question : « ‘Mais tu es quoi ? Grec, turc, macédonien ou albanais ?’, je leur réponds : ‘oui, c’est bien ça’ ».

On admire au passage le courage de Kapka Kassabova, toujours curieuse d’une nouvelle rencontre, de confidences ou de souvenirs. Elle reconnaît elle-même avoir eu très peur, un jour, dans un coin désolé du nord de la Grèce avec un accompagnateur au comportement étrange. « Fais attention à ne pas devenir accro à la chasse aux histoires », lui lance peu après une amie alpiniste. « Parce que c’est comme l’escalade, il suffit d’une fois, tu sais » et cela peut être le drame.

Le livre est une succession de portraits colorés, tragiques ou truculents, dont les destins s’expliquent souvent par les violences de l’Histoire, depuis les guerres balkaniques du début du 20e siècle, jusqu’aux deux conflits mondiaux et le face à face de cinquante ans entre les pays de l’Otan et ceux du Pacte de Varsovie : le passé d’une terre d’exodes, de transferts et de déplacements de population, ou de peuples séparés par les frontières , et dont l’auteure rappelle les circonstances historiques aux lecteurs peu avertis.

Kapka Kassabova évoque en particulier longuement l’exode forcé de quelque 340.000 Turcs de Bulgarie vers la Turquie, en 1989, « l’ultime exaction imbécile du totalitarisme crépusculaire » qui assurait voir dans cette communauté une « cinquième colonne », menaçant, là encore, l’identité nationale. Il ne s’agissait en fait que d’un « moyen pour un Etat policier en déroute de détourner l’attention du peuple des véritables enjeux du moment ».

Cet exode fut « le plus grand déplacement de population en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Et il eut lieu en temps de paix ». Mais il y eut aussi les Grecs chassés de Turquie et les Turcs chassés de Grèce après la première guerre mondiale, les Pomaques, ces Slaves convertis à l’Islam considérés avec suspicion et dont les communautés furent séparées pendant des décennies par le rideau de fer entre la Grèce et la Bulgarie.

Le thème de la nostalgie du village natal, jamais guéri malgré le temps, et le désir de le revoir revient souvent dans les témoignages, comme ces Grecs revenus voir avec leurs icônes une source miraculeuse que fréquentaient leurs ancêtres dans les forêts du sud de la Bulgarie. La terre des origines était devenue « un site dédié à un type de tourisme assez particulier : le tourisme généalogique ».