Blog • Ukraine : comme le retour d’un cauchemar pour huit « Filles de l’Est »

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Filles de l’Est, femmes à l’Ouest, Albena Dimitrova, Lenka Hornakova-Civade, Katrina Kalda, Grazyna Plebanek, Sonia Ristic, Andrea Salajova, Marina Skalova, Irina Teodorescu, sous la direction d’Elisabeth Lesne, éditions Intervalles, 2022.

Les souvenirs de la dictature sont revenus avec une « violence inouïe » quand elles ont appris que les chars russes étaient entrés en Ukraine, rappelant à ces huit femmes nées à l’Est et vivant aujourd’hui à l’Ouest, le monde de leur enfance avec ses illusions, ses peurs et ses mensonges, mais surtout la Russie, comme le retour d’une malédiction historique.

« J’aurais pu être une Russe de Poutine, moi aussi. J’aurais pu croire et suivre, sans discernement possible. Tout d’un coup, cela me revient. Je me rappelle combien c’est facile de retourner la tête à des millions de gens, de les faire vivre dans un monde parallèle, créé de peur et d’impuissance (...) Dans ma Bulgarie, j’ai grandi dans ça. Seulement dedans, on ne le voit pas. Alors, quand on en sort, on oublie, le plus vite possible. Et même si je croyais ne pas avoir oublié, l’oubli était là », écrit Albena Dimitrova dans un texte traversé d’émotions et d’effroi, tout comme les autres contributions de Filles de l’Est, femmes à l’Ouest.

A l’exception d’une seule, elles écrivent et publient maintenant en français. Nées en Tchécoslovaquie, Estonie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, Yougoslavie,... elles ont grandi dans ce qu’on appelait l’Europe de l’Est, un concept géographique qui les agace d’ailleurs profondément tant il véhicule pour elles d’images convenues.

Un amas de lieux communs.

« L’imaginaire occidental est presque immuable » sur l’Est de l’Europe et encombré d’un « amas de lieux communs ». La plupart des Européens confondent allègrement les Baltes, les Tchèques, etc., s’exaspérait récemment Sonia Ristic, née à Belgrade en 1972, lors d’une rencontre au Centre culturel tchèque de Paris.

La polonaise Grazyna Plebanek ironise sur les clichés associés aux pays de l’Est européen : « ma femme de ménage est polonaise », « Polonaise ? Vous, les filles de l’Est, vous misez tout sur la sexualité. Ces jupes courtes, ce maquillage excessif ! » et ainsi de suite. « On n’a jamais été à l’Est, on est du Nord », s’exclame pour sa part Katrina Kalda, née en Estonie.

Le projet de Filles de l’Est, femmes à l’Ouest avait été conçu pour les trente ans de la chute du Mur de Berlin mais la pandémie a retardé sa publication. Livre hybride, constitué à la fois de souvenirs, d’autofiction ou de fiction, il évoque le monde disparu des démocraties populaires ou de la Yougoslavie, si particulier et qui paraît maintenant si lointain, ainsi que la découverte progressive de l’« autre côté » dont elles rêvaient tant, avec les désillusions inévitables qui ont suivi.

L’aliénation du peuple russe.

Les premières images de l’entrée des troupes russes en Ukraine, en février, a été vécue comme un véritable traumatisme. Elles ont décidé de reprendre la plume pour un « post-scriptum » où elles expriment leur épouvante devant les événements dans des textes d’une profonde intensité dramatique.

Pourquoi cette « terrible aliénation du peuple russe à un pouvoir qui n’a jamais pensé qu’à autre chose qu’à l’asservir, cette terrifiante soumission à un destin auquel ils croient ne pas pouvoir échapper - tout cela dure depuis trop longtemps », lance Andrea Salajova, née dans l’actuelle Slovaquie.

Katrina Kalda est terrifiée par « la perversion des discours. Probablement est-elle indissociable du fonctionnement de tout pouvoir lorsque le pouvoir a besoin de justifier ses crimes pour les déguiser en bienfaits, de justifier la guerre en la désignant comme une opération de restauration de la paix (...) La victime devient coupable. Le coupable devient victime ».

Les micros dans les pots de fleurs.

Elle se souvient de son enfance en Estonie où l’on apprenait très tôt, dans un pays où « les micros poussaient dans les pots de fleurs », à ne jamais répéter à l’extérieur ce qui se disait dans le secret du cocon familial.

« Contrairement à l’Allemagne qui entreprit une dénazification, la Russie n’a jamais déconstruit son histoire (...) Lorsqu’un traumatisme n’est pas soigné, il se répète. C’est un cycle sans fin », s’effraie Marina Skalova, née à Moscou en 1988.

« Nous sommes les additions des traumatismes que nous avons occultés, ainsi que de ceux que les générations précédentes, dans le silence souvent, nous ont transmis », constate Sonia Ristic chez laquelle l’invasion russe de l’Ukraine suscite un « cauchemar récurrent », celui des tanks de l’armée fédérale yougoslave s’approchant de Vukovar.

« On a le sentiment que quelqu’un se bat pour nous, contre notre impuissance il y a plus d’un demi-siècle », écrit Lenka Hornakova-Civade, née en Tchécoslovaquie, en hommage à la résistance ukrainienne et en référence à l’écrasement du printemps de Prague, en 1968.

« Comment aider les Russes face au mensonge ? », se demande encore Andrea Salajova. « Il est possible d’en sortir », poursuit-elle devant le Centre culturel tchèque en mettant en garde contre le « grand ressentiment de ceux qui n’ont pas réussi » aujourd’hui dans l’Est de l’Europe et qui constituent « une proie » pour le président russe. « Ils se sentent humiliés » et sont déterminés à "saboter" l’Europe en fustigeant son « multiculturalisme ».

Filles de l’Est, femmes à l’Ouest est aussi un livre constitué de textes libres et sinueux sur les destins de huit Européennes partagées entre l’Est et l’Ouest. Une façon finalement d’évoquer une certaine Histoire de l’Europe de ces trente dernières années et ce qu’elle a représenté de bouleversements dans les mentalités et d’épreuves face aux différentes thérapies de choc et autres privatisations de masse.

Tu clignotes à gauche et tu prends à droite.

Certes, l’égalité entre les hommes et les femmes était inscrite dans la loi à l’Est, tout comme le plein emploi et l’accès à l’avortement mais les schémas traditionnels avaient la vie dure dans les foyers. Il y avait aussi la peur et, cela revient souvent, le mensonge permanent imposé par le système.

Les auteures du livre se défendent d’ailleurs de toute nostalgie, même si leur enfance a pu y être heureuse et protégée. « Je ne peux pas avoir de nostalgie pour le pays de mon enfance, relève Andrea Salajova, car il a tellement changé ».

On rêvait de l’Occident, de sa musique, de son opulence fantasmée, mais on constatait déjà que cette curiosité était à sens unique et que les Occidentaux, pleins de condescendance, ne voyaient dans les pays de l’Est de l’Europe qu’un monde gris et morne.

Il n’en reste pas moins que l’on savait aussi s’y amuser, faire la fête, en dépit de conditions matérielles médiocres, et que la Yougoslavie par exemple fut un « pays d’Histoire et d’histoires drôles », se souvient Sonia Ristic, comme celle, délicieuse, qu’elle cite, du maréchal Tito disant à son chauffeur lui demandant quel chemin prendre à un carrefour : « tu clignotes à gauche et tu prends à droite » !

Le désenchantement fut souvent au rendez-vous après la chute du Mur. « On pensait faire partie de cette famille » européenne, remarque Sonia Ristic en rappelant la longue attente des Balkans devant les portes de l’Union européenne.

« On croyait les routes ouvertes, dégagées pour rejoindre - non, ce n’est pas le mot juste, parce que dans nos têtes on ne l’avait jamais quittée - l’Europe », abonde Lenka Hornakova-Civade, en se souvenant de l’atmosphère « enivrante et euphorique » ayant présidé à l’effondrement du régime communiste.

On n’a pas abattu le Mur par « admiration » pour le libéralisme de l’Ecole de Chicago, enrage Albena Dimitrova. Sonia Ristic est encore plus cinglante : « ce n’est pas la liberté mais le capitalisme qui a gagné ».