« Sgombero e poi ? », « Où aller après le camp du Silos ? » Ce message écrit sur un drap accroché Piazza della Libertà, devant la gare de Trieste et les anciens silos transformés en camps de réfugiés, c’est celui écrit par Linea d’Ombra. Cette association créée en 2019 par Gianandrea et Laurena, un couple de retraité qui se rend chaque soir sur cette même place pour soigner, nourrir, accompagner les migrants issus de la Route des Balkans.
Il y a deux ans, la municipalité a fermé un hangar où des centaines de migrants logeaient. Gianandrea m’explique qu’il n’y a pas eu de réelles explications données par la ville mais que l’arrivée du Pape à Trieste a sûrement eu son rôle à jouer. Depuis la fermeture, les migrants - venant principalement d’Asie : Afghanistan, Pakistan, Kurdes d’Irak et de Turquie - dorment sur l’herbe et sur les bancs de la Plazza della Libertà. Vers 22h30, un bus décharge une vingtaine de touristes, Gianandrea me dit en souriant : « Eux aussi, ce sont des migrants, mais il y a les riches et il y a les pauvres ».
C’est notre problème de changer une société qui meurt.
Raheem, un biologiste pakistanais, vient ici tous les soirs pour aider à la traduction. « Je n’ai pas de copines ou de personnes qui m’attendent à la maison alors je viens ici ». Il m’explique que 80% des migrants qui sont ici veulent rejoindre l’Allemagne ou la France, que la Route des Balkans - qui part de la Turquie pour arriver à l’Italie - soit par la Bulgarie, la Serbie puis la Croatie, soit par la Grèce, la Macédoine, la Serbie puis la Bosnie-Herzégovine - à fait venir à Trieste 18 000 migrants l’année dernière.

« C’est notre problème de changer une société qui meurt », dit Gianandrea, « on a vu des migrants qui n’arrivaient plus à marcher et qui n’avaient pas mangé depuis quinze jours ». Il me montre l’un des bénévoles afghan en fauteuil et m’explique que depuis avoir été battu par la police Croate, il n’a plus jamais réussi à se relever. Pendant que Laurena soigne les plaies, change les couches des bébés, et panse les jambes des migrants, il va chercher des pastèques au supermarché pour les découper et les partager. Ils sont cinq bénévoles présents tous les jours à partir de 19h. Principalement des femmes retraitées, que les migrants appellent « mamma ».
À propos des financements, Linea d’ombra ne reçoit rien de la part de la ville - le seul geste provient de la station de bus qui prend une dizaine de migrants par nuit. Ça ne dérange pas Gianandrea car il veut « être libre et ne dépendre de personne ». À 89 ans, il donne un vrai sens à La piazza della Libertà et au nom qui lui a été donnée …
J’ai rencontré trois visages afghans. Pacha (son surnom) 17 ans ; Navad, 24 ans ; le nom du dernier jeune homme m’échappe. Pacha a fui l’Afghanistan à « 12 ou 13 ans » avec ses cousins. Depuis l’arrivée au pouvoir des talibans, il n’a plus pris de nouvelles de sa famille. Il a six frères, l’un d’eux est mort pendant le voyage, un autre vit à une heure trente de Trieste. C’est lui qui lui a acheté ses vêtements et ses bijoux me dit-il en souriant.
I have a lot of pain in my heart you know, but i want to live happy. And i am happy.
Leur point commun, mis a part le plaisir qu’ils avaient à se faire photographier, c’est qu’ils ont pris cette Route des Balkans, ce qu’ils appellent « The game ». La règle est simple, si vous passez la frontière italienne, vous avez gagner, si vous n’y parvenez pas, vous avez perdu le jeu. Ainsi, certains m’expliquent avoir perdu le jeu trois, sept, quinze fois. Pacha à été renvoyé de Turquie en Afghanistan deux fois. Pour tout recommencer. Il est arrivé il y a quatre mois et c’est son anniversaire aujourd’hui ! 18 ans. Il en fait 25, et son coeur m’a dit : « I have a lot of pain in my heart you know, but i want to live happy. And i am happy. » Six ans de Route des Balkans à pied qui ont fait vieillir un garçon de ses douze à ses 18 ans.
Comment décrirais-tu cet endroit ? J’ai posé la même question a Raheem et à Gian Andrea. Raheem, en bon scientifique, me dit « chimera ». Un ensemble de deux molécules essentiellement différentes mais qui fusionnent magistralement. « C’est la rencontre de l’Est et de l’Ouest sans frontières ». Pour Gianandrea : « on l’appelle la place dans laquelle arrive la vie. » Une vie tout de même marquée de cicatrices qu’il faut encore soigner. Tous les soirs, 19h, Piazza della Libertà.