Blog • Solénoïde : un éloge de l’imaginaire et de l’évasion

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Solénoïde, de Mircea Cărtărescu, 791 pages, traduit du roumain par Laura Hinckel, Editions Noir sur Blanc, 2019. Ce roman figure dans la seconde sélection du Prix Médicis étranger.

Mircea Cărtărescu
© respectsiprietenie.ro

Nous sommes dans la Roumanie de Ceaușescu, les années soixante, une époque « atroce », et le narrateur, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, modeste professeur de roumain dans une école sinistre de la périphérie de Bucarest, confie dans son journal sa solitude immense dans un monde à la « tristesse sans fin ».

« Nous sommes tous des acariens aveugles fourmillant sur notre grain de poussière dans l’infinité méconnue, irrationnelle, dans l’impasse horrible de ce monde ». Difficile de concevoir une philosophie plus férocement noire et crépusculaire que celle de cet écrivain raté pour lequel Bucarest « est la ville la plus triste à la surface de la terre ». « C’est une ville rêvée, comme un fantasme », prend soin d’expliquer Mircea Cărtărescu lors d’une rencontre récente avec des lecteurs parisiens, reconnaissant qu’il se dégage de Solénoïde une « mélancolie extraordinaire ». « Il y a deux villes dans Bucarest. La Bucarest réelle et la Bucarest à moi. Dans le livre, Bucarest ne vit pas sous les nuages et le soleil mais dans ma voûte crânienne. Certains lieux évoqués dans le roman viennent de ma lointaine enfance et ont la couleur des rêves ». « Bucarest n’est pas une ville mais un état d’esprit, un soupir profond, un cri pathétique et inutile », appuie pour sa part le narrateur de Solénoïde.

Mircea Cãrtãrescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, Paris, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, 791 pages

  • Prix : 27,00 
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Mircea Cărtărescu ne cache pas avoir introduit des éléments biographiques dans ce livre de près de 800 pages. Comme le narrateur, l’écrivain est né en 1956 et a enseigné dans un établissement de Bucarest, ce qui nous vaut des pages savoureuses sur l’absurdité et la difficulté de la vie quotidienne dans la Roumanie d’alors, entre les cours d’athéisme et les rites scolaires à la gloire de Ceaucescu, les ambitions rentrées ou abandonnées des professeurs. L’écrivain campe des portraits terrifiants ou cocasses de certains d’entre eux engoncés dans leurs habitudes et leurs craintes, ou animés par un véritable sadisme à l’encontre des enfants, comme la terrible Mme Radulescu.

Solénoïde, qui a été retenu pour la seconde sélection du prix Médicis, alterne des pages d’un ultra-réalisme puissant et sans concession, qui sont autant d’aperçus sur le réel effroyable de vies minuscules, avec des envolées vers la fantasmagorie et l’onirisme, seule issue à un monde affreux, et qui constituent la partie la plus importante du livre. Mais cette invitation au fantastique et à l’évasion va bien au-delà d’une dénonciation du monde lugubre des années Ceaucescu. Solénoïde est avant tout un plaidoyer pour les ressources infinies de l’imaginaire qui existent en chacun d’entre nous et qui seules nous permettraient d’être totalement ce que nous sommes et d’échapper à notre destin. « Si nous avions l’intuition de la dimension en plus, écrit le narrateur, si nous pouvions imaginer d’autres directions que la droite et la gauche, que l’avant et l’arrière et le haut et le bas, nous nous rendrions compte que personne ne peut nous maintenir dans la prison de notre monde ». Il insiste ailleurs sur la même idée : « le réel, notre patrie légitime, devrait être le plus beau des rivages, mais il n’est que la plus pesante des prisons. Notre destin devrait être l’évasion…"

La remarque vaut aussi et surtout pour les écrivains, dont Mircea Cărtărescu ne peut supporter les conformismes et les facilités. Il cultive une très haute conception de la littérature, la plus exigeante qui soit, estimant que « 95% des écrivains ne vivent pas à l’intérieur de la citadelle de la littérature ». Ils ne font que s’en approcher, selon lui, et « il n’y a qu’une minorité d’écrivains pour lesquels la littérature est une religion ». Ceux-là seulement ont le droit d’entrer dans la citadelle et le narrateur de Solénoïde devient lui-même un « mystique de la littérature », un « ascète littéraire », comme Cartarescu le relevait il y a peu sur France Culture. « Les vrais artistes, ajoutait-il, ce ne sont pas les personnalités très connues, ce sont (les peintres et les écrivains) qui travaillent pour eux-mêmes, pour mieux se connaître. L’artiste est celui qui réussit à ouvrir une fente dans son front ». Un artiste ne travaille pas pour le plus grand nombre, mais pour les véritables esthètes.

Le lecteur doit se laisser gagner progressivement par le monde imaginaire et foisonnant de Mircea Cărtărescu, admirablement traduit par Laure Hinckel. On admire au passage l’ampleur de la tâche.

Le narrateur acquiert près de son école une maison mystérieuse et inquiétante ayant la forme d’un navire et aux pièces innombrables. Il découvre dans ses sous-sols un appareil, le fameux solénoïde, permettant de léviter au-dessus de son lit pour y faire l’amour avec son amoureuse. Bucarest comprend plusieurs de ces appareils extraordinaires et la ville finira dans de dernières pages splendides par s’arracher du sol et s’élever dans le ciel en se désagrégeant peu à peu. Et on ne parlera pas de cette étonnante secte des « piquetistes » qui protestent contre la mort dans les cimetières ou devant la morgue de Bucarest.

« La révélation, celle que tu ne reçois que de rares fois dans la vie, le rêve essentiel, plus vrai que la réalité, et seul tunnel ouvert dans la paroi du temps et par lequel tu pourrais t’évader, n’est apportée que par la troisième sorte de rêves, le rêve suprême, le rêve d’évasion ».