Difficile à imaginer dans nos sociétés occidentales, mais la poésie reste aujourd’hui en Russie, sur les réseaux sociaux ou devant un juge, le moyen d’exprimer la voix de la colère, de l’impertinence ou de l’abattement face à la guerre en Ukraine, dans un pays chaque jour plus muselé.
Réalise-t-on tout le courage qui fut nécessaire aux auteurs et autrices de cette quinzaine de textes réunis dans le recueil "Résistance(s)" et traduits dans une édition bilingue (ed. Marie Barbier) par l’écrivaine et traductrice d’origine russe Elena Balzamo, avec le concours de Maria-Luisa Bonaque et de Christine Zeytounian-Beloüs ?
La poésie, écrit Elena Balzamo dans son essai "Zigzags" (2024), répond chez les Russes à un "besoin vital" et est riche de toute une tradition d’expression littéraire de révolte et de contestation de l’arbitraire. On pense aux glorieux ancêtres, Alexandre Pouchkine ou Mikhaïl Lermontov, ou plus récemment, à Ossip Mandelstam ou Iouli Daniel.
La liste est longue. La citation du poète soviétique Joseph Brodsky, condamné en 1964 pour "parasitisme social", placée en exergue du chapitre de "Zigzags" consacré à la poésie, exprime bien la puissance de ces écrits. "La poésie, souligne-t-il, est une forme d’insurrection de la langue, dont la réverbération non seulement met au défi le régime politique donné : elle ébranle le mode de vie tout entier. Ce qui accroît le nombre de ses ennemis".
"La poésie parle à pleine voix"
La poésie, poursuit Elena Balzamo, "se nourrit de l’instantanéité" et se nourrit du moment présent, par ses émotions, les choses vues, les détails que l’on se répète en chuchotant et que les médias officiels cherchent à taire. Selon elle, la prose a besoin de temps pour donner de toute sa puissance alors que la poésie, irréductiblement libre, ne peut se taire. "Là où la prose se tait, la poésie parle à pleine voix".
D’où sans doute son écho dans la population russe qui ne s’y trompe pas. Il faut certainement y voir le fait qu’ils sont plus nombreux qu’on ne pense à ne pas se résigner au drame de la guerre.
L’abattement est toutefois perceptible dans plusieurs poèmes de "Résistance(s)". Comme celui de Tatiana Voltskaïa, particulièrement poignant et réussi.
"Il n’y aura pas de cercueils. Nos enfants seront brûlés
Dans un four mobile et partiront en fumée
Au-dessus des champs ukrainiens en une volute noire
Qui se mêlera à l’incendie, là-bas, vers la gauche.
En guise de corps, un capitaine bien poli
Viendra livrer à domicile les cendres
Soigneusement emballées, et les posera en silence"
Tatiana Voltskaïa, originaire de Saint-Pétersbourg, qualifiée "agent de l’étranger", a dû quitter la Russie.
L’impuissance, l’horreur, le défi
L’impuissance devant l’horreur de cette guerre, Guerman Loukomnikov la traduit en quelques mots :
"Moi, Guerman Loukomnikov, j’avoue
Je n’ai pas réussi à stopper ces militaires fous
Ma poésie n’a sauvé personne
Ni le fils ni la fille de quiconque
Que faire ? Continuer ? Mais comment ?
Les mots manquent"
Mais il y a aussi le langage du défi, dans la grande tradition des accusés répondant à leurs juges, comme l’avaient fait en leur temps Iouli Daniel ou Joseph Brodsky.
Ainsi, Evguenia Berkovitch, poétesse et metteuse en scène, accusée de propagande terroriste, qui choisit de s’adresser en vers devant le tribunal.
"Votre Honneur
Je dois constater
Que rien n’a changé et que, de ce fait,
Toute discussion serait vaine"
(...)
Oui, j’ai toujours mes deux filles, malades, auxquelles
On est en train de voler leur enfance"
Ces écrits poétiques continueront à fleurir
Ilya Iachine, opposant connu, libéré l’été dernier, avait eu recours au même procédé :
"Votre Honneur
Vous savez bien
Qu’en Russie
On coffre pour rien :
Pour des mots
Des blagues
(...)
Sans limites et sans raison"
Si vous êtes considéré
Comme ’agent de l’étranger’"
Ces écrits poétiques, aux vers souvent lapidaires, continueront à fleurir. Ils méritent pleinement d’être mentionnés et répertoriés aujourd’hui comme l’expression de toutes ces voix libres en Russie, qui clament leur douleur et leur rage de voir cette guerre entre deux peuples autrefois si proches.