Blog • Russie : des historiettes lumineuses de Lioudmila Oulitskaïa

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Le livre des anges, suivi de Six fois sept, nouvelles de Lioudmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Gallimard, 2025, 128 pages, 18 euros.

Lioudmila Oulitskaïa
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On imagine volontiers Ludmila Oulitskaïa sourire en écrivant ces courtes nouvelles, des petites historiettes délicieuses, habitées d’une grande humanité, riches d’humour et de sensibilité, où l’on retrouve ceux et celles qu’elle connaît si bien et aime, les petites gens de la vie ordinaire russe.

Sans doute les a-t-elle composées, au fil des années, pour se délasser des nombreux romans au long cours que comprend son oeuvre. On devine des textes rédigés sous le coup de l’inspiration, puis abandonnés dans un tiroir. Mais l’ensemble n’en est pas moins remarquable de poésie, de fantaisie, de justesse, souvent de drôlerie et surtout d’une magnifique profondeur ; comment évoquer avec légèreté des sujets graves et éternels ou la cocasserie de la vie.

Ludmila Oulitskaïa avertit le lecteur dès la première page, ne doutant pas de ses connaissances en « angéologie, cette science mystérieuse » des anges gardiens censés observer les comportements de leurs protégés.

Le livre des anges, le premier recueil, réunit sept courtes nouvelles, l’une d’entre elles ne fait pas même une page, mais tout y est, y compris une morale à l’histoire. On s’approche parfois de la parabole. Inutile d’en écrire davantage. Du grand art !

« La bonne humeur, quel magnifique cadeau »

Dans Le chat Giga et les anges, l’animal réussit à négocier de partir au paradis avec sa vieille maîtresse, Maria Ossipovna, « mais ce fut autorisé à titre exceptionnel ». « Les chats, remarque malicieusement Oulitskaïa, connaissent comme aucun autre animal l’art d’entortiller et d’enjôler ». Ailleurs, « Un cadeau de Noël », les anges Itour et Abdil offrent comme présent de la bonne humeur. « Pas pour longtemps, il est vrai, pour une heure, mais quel magnifique cadeau ! Les cadeaux magnifiques ne durent jamais longtemps. De façon générale, ce qui est magnifique est de courte durée. Pour qu’on n’en prenne pas l’habitude et que l’on s’en réjouisse encore plus ! »

Les anges gardiens nous observent, pleins d’empathie pour les êtres humains, mais en dépit de leur désir de nous protéger, ils s’avèrent parfois impuissants à les sauver. Comme Génia Reznikova (« Le troisième acte »), cette petite fille qui périt noyée en voulant sauver un chien sur un étang gelé. Ludmila Oulitskaïa n’a pas peur de la mort, à l’image de Maria Alexeïevna, une vieille dame envahie par ses souvenirs (La musique qui venait d’en haut), l’un des textes sans doute les plus beaux du recueil. Cette disposition spirituelle était déjà claire dans Le corps de l’âme (2022).

Ludmila Oulitskaïa s’amuse avec son imagination, se permettant même de temps en temps une courte digression. Sa plume court au gré de sa fantaisie, sans jamais se départir de sa profonde affection pour les petites gens de Moscou. Il est évident que l’univers de ses récits et de ses personnages appartient à celui de l’Union Soviétique, qui constituait, il est vrai, une inépuisable source d’inspiration pour la fiction.

L’auteure vit maintenant à Berlin et a fui la Russie de Poutine, sur les conseils de son fils, quelques jours après l’offensive des troupes russes en Ukraine, en février 2022. Elle ne se fait pas d’illusion sur la possibilité de revenir un jour à Moscou, « rue de l’Aéroport, dans le monde familier et cher où je me sens ’à ma place », elle qui est considérée par le pouvoir russe depuis mars 2024 comme un « agent de l’étranger ».

Après les anges, Ludmila Oulitskaïa enchaîne avec six récits basés sur le chiffre sept, qui a revêtu pour elle tout au long de sa vie, dit-elle dans l’épilogue du livre, une importance particulière. Et ces textes sont autant d’histoires qu’elle a songé un jour, c’est évident, à développer pour en faire des romans ou des récits plus amples. Mais l’auteure, âgée aujourd’hui de 82 ans, est pressée par le temps.

Des esquisses, quelques traits

Certaines nouvelles font penser aux esquisses d’un peintre. Quelques traits seulement. Une ébauche. Ainsi, cette petite vieille avec son déambulateur (« Sept fins de vie ») qui fait une chute fatale dans un magasin après avoir choisi « deux pommes et trois patates ». Le texte a la longueur d’un long paragraphe mais Ludmila Oulitskaïa y insuffle toute la compassion pour les oubliés et les négligés de l’existence. La phrase finale tombe comme un couperet, à l’image de la mort : « c’est tout ! Il n’y a rien à ajouter sur son caractère ! »

Le procédé est identique dans « Sept naissances ». Une vingtaine de lignes poignantes sur une gamine qui devient mère à la suite d’une « bêtise d’adolescente » et « cela avait donné une petite fille. Dont personne n’avait besoin ».

L’émotion est là. Mais Ludmila Oulitskaïa évite le misérabilisme. Car la beauté et la bonté sont aussi de ce monde. On envisage l’horreur en entamant l’histoire de Lida, « la voleuse à l’étalage », qui tombe enceinte. Elle donne naissance à un petit garçon, Vitia, dont elle « s’est immédiatement prise d’amour (...), un amour pour la vie. Et avec raison. Dès le premier jour, le petit garçon est devenu son soutien dans l’existence ». Et son destin en sera bouleversé « pour le mieux ».

Rien n’agace plus Ludmila Oulitskaïa, on en est persuadé, que les facilités et la surenchère d’une fiction d’apocalypse et des vertiges crépusculaires. Ce n’est pas sa tasse de thé. L’auteure veut nous convaincre que la vie est précisément ce mélange de drames effroyables et de grandeurs, où le particulier peut revêtir une valeur universelle. Les plus humbles peuvent aussi être des exemples de résilience, de courage et d’élégance. Souvent même. Et c’est pour cela qu’on l’aime.

On ne se lasse pas de la lecture de ces petits récits, « Sept maladies », « Sept familles », « Sept paires de jumeaux »,... qui sont tous de vrais bijoux pétris d’humanité, comme Ludmila Oulitskaïa, l’un des écrivains russes actuels les plus traduits, a su en composer depuis Sonietchka (Prix Médicis étranger 1996).

On attend avec impatience les Mémoires sur lesquels elle travaille actuellement.