Blog • Récits truculents ou tragiques d’un monde disparu à Moscou

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Mon quartier, de Natalia Kim, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Ed. des Syrtes, 217 pages, 2020

Natalia Kim est née en 1973 à Moscou et partage dans ce premier livre ses souvenirs de petite fille, puis d’adolescente et de jeune femme restée toujours fidèle à ce qu’elle appelle sa « patrie », le quartier « Avtozavod » de la capitale russe.

Une vingtaine de « récits » évoquent tout un petit monde aux destins cocasses ou infiniment tragiques, entre les dernières années de l’Union Soviétique, celles de la terrible décennie 90, qui fut si dure pour les Russes, et les débuts de ce millénaire.

« Avtozavod » signifie l’usine automobile, en référence aux usines Zil du quartier qui avaient fait construire pour leur personnel d’imposants immeubles staliniens où vécurent longtemps dans des appartements communautaires des personnes de tous horizons aux destins souvent misérables.

L’auteure ne nous cache rien de ce monde populaire et truculent, la violence, l’alcoolisme, la vulgarité, la bêtise mais aussi la grandeur d’âme ou le courage de certains, bref toute l’immense palette de l’humanité russe. Le réalisme puissant de certaines scènes convainc le lecteur du caractère autobiographique de ces souvenirs, même si l’on ne peut s’empêcher de penser que Natalia Kim y a ajouté quelques compositions de caractères. « La vie est bien plus riche que l’imagination », assure-t-elle néanmoins, tout en n’écartant pas la possibilité que des témoignages qui lui ont été rapportés aient été déformés. « La vie se distingue de la littérature en ce qu’elle brise les stéréotypes », insiste aussi Natalia Kim.

L’évolution tourmentée du pays se profile derrière tous les personnages, comme des échos étouffés et lointains. Les remarques sur les événements politiques du moment sont inexistantes. Les habitants d’Avtozavod sont manifestement indifférents ou ont perdu toute considération pour leurs dirigeants. « Je n’ai même jamais vu la place Rouge et je n’en ressens pas le besoin », confie une très vieille dame à la fin de l’ouvrage.

Prêts à aimer et à trahir en même temps

Mon quartier relate la vie et le monde à travers les yeux d’une enfant, puis d’une jeune fille depuis les tours d’immeuble et les cours d’un quartier de Moscou. Nous sommes dans un univers apolitique. Et pourtant, certains personnages ne peuvent se comprendre et s’apprécier qu’en se rappelant le contexte historique et les bouleversements des dernières décennies en Russie.

Il en est ainsi de Cashew, le flamboyant et l’insaisissable, admiré des « pseudo-hippies » de la fin des années 80, qui « tailladaient impitoyablement leurs nouveaux jeans de marque ». Cashew part tenter sa chance à l’étranger à la fin de l’URSS, naviguant entre Israël et Londres. Lui qui n’était pourtant que « répugnance à regarder en arrière », décide de revenir à Moscou quelques années plus tard. Mais le pays a changé et « les pseudo-hippies d’alors avaient eu le temps de terminer leurs études supérieures, certains avaient quitté le pays, d’autres s’étaient lancés dans diverses entreprises commerciales explosives, d’autres encore, en vertu d’une vieille habitude soviétique, s’étaient voués aux fastidieuses professions de professeur ou d’ingénieur ».

Guennadi est quant à lui un sombre trafiquant d’alcool en pleine période de prohibition sous Mikhaïl Gorbatchev. « Les flics du coin et les chauffeurs de taxi au noir recouraient à ses services, tout ce petit monde-là vivant en bonne intelligence ». « Un type tout ce qu’il y a de plus chic », ricane une prostituée, au courant de ses habitudes d’amateur de jeunes filles.

Toute une galerie de portraits défile dans ce livre. Ils sont parfois sordides, parfois lumineux. Ou les deux à la fois. Une brave grand-mère découvre, affolée, qu’elle doit apprendre à coexister dans son appartement communautaire avec Gueorgui, un ancien taulard inquiétant dont l’humanité tragique n’apparaîtra qu’à la fin du récit. Tonton Pacha, un SDF inoffensif, est assassiné dans une cage d’escalier. Il y a Kostia, le copain extravagant aux mille vies, ou bien la très poignante histoire de Rosa, à l’allure de « folle urbaine », seule et anonyme, ignorée de tous, et dont on découvre la véritable identité à sa mort, ainsi que sa pauvre bibliothèque. Ce dernier récit fait quatre pages et il est bouleversant.

« Presque aucun de mes héros n’est encore de ce monde, écrit Natalia Kim dans son introduction. Et il se peut que je sois aussi la seule à me rappeler leur existence ».

Ils étaient, poursuit-elle justement à la fin de son livre, « drôles, charmants, envieux, sincères, bons, répugnants, malheureux, sages, sournois, importuns, anges et démons, prêts à aimer et à trahir en même temps, à donner leur sang et à vous ficher dehors… à pleurer indéfiniment dans le secret de leur cœur sur les vies que, pas plus que moi, ils n’avaient eu l’occasion de vivre ».