Blog • Quand la révolution gronde dans les profondeurs de la province russe

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Le bourg d’Okourov, de Maxime GORKI, traduit du russe par Zinovy Lvovsky, édition revue et corrigée par Jean-Baptiste Godon, éditions des Syrtes, poche, 2022

Les rumeurs sur ce qui se passe dans la capitale si lointaine, Saint-Pétersbourg, la confusion des esprits, les aspirations vagues à un changement radical, la violence, les frustrations, la misère, Maxime Gorki brosse dans Le bourg d’Okourov un portrait saisissant des profondeurs de la province russe après l’échec de la révolution de 1905.

Okourov est une ville imaginaire de quelques milliers d’habitants, quelque part en Russie, séparée en deux par une rivière. « Depuis un temps immémorial, une haine farouche opposait la ville et le faubourg. La bourgeoisie aisée de Chikhane tenait les faubouriens pour des propres à rien, des voleurs et des pochards. Ceux-ci (...) ne faisaient rien pour les convaincre du contraire ».

Le décor est campé par Maxime Gorki, dans ce court roman écrit en exil, à Capri, et publié pour la première fois en 1909 avec, ici, une version complète en français, annotée par Jean-Baptiste Godon, auquel on doit une récente traduction de la correspondance de Maxime Gorki avec ses deux fils.

Et ce décor est sans complaisance. On constate de nouveau que l’auteur, même s’il fut un proche de Lénine avant d’être élevé au rang d’icône du réalisme socialiste par le régime stalinien, n’éprouvait aucune faiblesse particulière pour les classes populaires et l’image qu’il en donne est sans concession, tout comme celle des plus favorisés. On devine bien qu’il connaissait parfaitement le monde qu’il décrit, en dépit de nombreuses années passées à l’étranger.

« C’est ça, la Russie »

Pour lui, la véritable Russie est là, dans ces petites villes de province oubliées de tous. « La Russie ? » s’exclame l’un des protagonistes du livre. « C’est un agglomérat de provinces... Combien a-t-elle de grandes villes ? Une quarantaine quand les bourgs de district se comptent par milliers. C’est ça, la Russie ».

Quelques images fortes s’imposent. La demeure des anciens seigneurs locaux devenue un bordel « trônait au milieu des isbas lugubres et ensommeillées, pourries et rongées par la misère et l’incurie comme un grand jouet brisé au milieu d’un tas d’immondices ». Gorki fustige ailleurs « le goût immodéré de la destruction » de certains, une « déplorable facétie dont se drape l’absurde désespoir russe ».

Les échos d’un monde finissant paraissent lointains et peu compréhensibles. « La politique est une chose compliquée que chacun entend à sa manière, se risque un personnage. Les uns disent qu’il faut donner les terres aux paysans, d’autres qu’il vaudrait mieux laisser les usines aux ouvriers. D’autres encore disent ceci : ’donnez-nous tout, nous le partagerons comme il se doit’ ».

Les revers de la guerre récente contre le Japon suscitent à Zaretchie, le quartier défavorisé d’Okourov, « un sentiment confus, mêlant jubilation et espoirs indéfinis . » « Je ne dirais pas non à une petite insurrection », s’enhardit un fier-à-bras, Vavilo. La révolution couve. Les esprits s’échauffent, exaspérés encore par la rareté des nouvelles venues de l’extérieur. On suppute, on espère, on affirme sans savoir, les rumeurs les plus invraisembables circulent dans la ville. « Tous semblaient attendre nerveusement quelque chose ». L’excellent chapitre neuf montre bien la fièvre atteindre des sommets après l’interruption des services de la poste et du télégraphe. Okourov est coupé du monde. La peur gagne du terrain. Joukov, le notable libidineux, entend des inconnus frapper la nuit à ses volets.

Un drame va se produire dont sera victime Sima, le poète amateur amoureux de l’une des prostituées, la touchante Lodka. Deux personnages lumineux qui tranchent dans la description d’une humanité sombre et grinçante, qui rappelle parfois Gogol.