Blog • Quand la littérature russe bouleverse la vie d’une jeune fille de Calcutta

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Le testament russe, de Shumona Sinha, 193 pages, éditions Gallimard, 2020.

Shumona Sinha
© Wikipedia Commons

Le testament russe de Shumona Sinha est un livre profondément touchant sur ce que tout le monde devrait connaître au moins une fois dans sa vie, la découverte d’une langue d’un « pays lointain, presque imaginaire » comme l’était la Russie pour Tania, petite jeune fille de Calcutta dont le destin allait être bouleversé par cette ouverture au monde et ses multiples possibles.
Tania est une jeune Bengalie née en 1973, comme l’auteure. Elevée « comme un bonsaï » par des parents très traditionnels, elle se réfugie dans l’amour de la littérature russe pour échapper « à son présent » et à une société traditionnelle étouffante.

Sa mère, effroyable, ne peut concevoir que sa fille connaisse une autre vie que la sienne, et son père est un être faible. Petit libraire dans la mégalopole indienne, il vend des traductions d’éditions soviétiques destinées aux étudiants du quartier, pour beaucoup des communistes nostalgiques de l’URSS stalinienne et très sévères envers Mikhaïl Gorbatchev. Nous sommes dans les années soixante-dix, quatre-vingt.

L’atmosphère d’effervescence de cette époque dans les milieux universitaires de Calcutta, partagés entre les valeurs d’émancipation de gauche et le poids des conservatismes de la société, qui prennent souvent le dessus, est joliment rendue et avec humour. « Ils faisaient partie de l’intelligentsia de gauche, rédigeaient des chroniques dans les journaux mais ne participaient pas aux manifs », écrit Shumona Sinha sur un couple d’enseignants. « Ils se croyaient précieux au point de devoir se protéger de la masse pour mieux s’en occuper ».

Tania finit par s’arracher au milieu familial, ne supportant plus ses parents qui la considèrent comme « un ennemi face à leur dignité ».

La passion de la jeune fille pour la Russie est déjà ancienne et remonte à son enfance, quand elle feuilletait avec passion, dans l’échoppe de son père, des livres de contes russes. Elle découvre plus tard l’existence de l’éditeur de ces petites merveilles, Lev Moisevitch Kliatchko, fondateur des éditions Raduga (Arc-en-ciel) dans les années 1920 mais qui dut abandonner son entreprise, en dépit du soutien de Maxime Gorki, devant la pression grandissante de la censure. Il mourut, misérable, de la tuberculose en 1933.

Tania se passionne pour cet homme complètement oublié et n’a qu’une idée en tête, retrouver sa fille Adel, une très vieille dame finissant sa vie dans un appartement communautaire de Saint-Pétersbourg. La jeune Bengalie est persuadée que Lev Moisevitch a laissé un journal intime.

Reconnaîtra-t-elle pays dont elle est tombée amoureuse ?

Elle apprend le russe, devenu « un moyen d’escapade, une évasion, une chute libre dans le vide. D’abord refuser le lait de la mère, puis sa langue (…) S’inventer un nouveau visage quand celui qu’on possède est désavoué, s’octroyer un nouveau paysage quand le pays ancien est devenu trop étroit ».
La découverte d’un autre pays que le sien peut être à l’origine d’une véritable renaissance, d’une ouverture intellectuelle et même spirituelle incomparable.

C’est également cela, Le Testament russe.

Shumona Sinha, dont c’est ici le cinquième livre en français, ne cache pas qu’elle a mis beaucoup d’elle-même dans le personnage de Tania. Elle aussi s’est passionnée pour la vie de Lev Moisevitch Kliatchko, indignée qu’une telle personne ait pu sombrer dans l’oubli. « Je suis parti à sa recherche. J’ai remué ciel et terre », confiait-elle en juin dernier lors d’un entretien vidéo pour l’Alliance française Paris-Ile de France. Elle se considère en quelque sorte « l’héritière » spirituelle de Kliatchko, d’où le titre du livre, lui qui était né exactement cent ans avant elle, en 1873. « Cette date ne m’est pas apparue comme anodine ». Shumona s’est rendue en Russie en 2018 pour son enquête mais a inventé l’essentiel du personnage d’Adel. « Je me suis beaucoup amusée ». Le Testament russe est l’évocation de « Calcutta, de l’Inde de mon enfance et de mon adolescence », mais c’est aussi un livre où « j’ai inventé la Russie soviétique telle que j’ai pu l’imaginer ».

Le résultat en est si juste ! Mais Tania adore un pays, l’Union Soviétique, qui a cessé d’exister et Adel, touchée par les recherches de la jeune fille de Calcutta sur son père, est consciente des mirages que peut présenter aussi la littérature et ses dangers. « Je ne sais pas si Tania se rend compte de l’ampleur du bouleversement que nous avons traversé ces dernières années (…) Tania reconnaîtra-t-elle le pays dont elle est tombée amoureuse ? Qu’est-ce qui restera en elle de ses lectures d’enfance, de jeunesse ? Est-ce qu’elle nous pardonnera d’avoir échoué ? »