Blog • Soft power de la Turquie au Kosovo : diplomatie lucrative et culturelle

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Pris en sandwich entre deux pôles...

Le maintien d’une paix et d’une stabilité durables au Kosovo est une priorité de politique étrangère pour la Turquie. Les raisons sont triples : une position géostratégique, un patrimoine historique commun et des liens humanitaires et culturels étroits avec la population du jeune pays.

La Turquie et le Kosovo entretiennent des relations amicales et ils ont récemment convenu d’intensifier leur coopération dans les domaines de l’investissement, du commerce et de la sécurité. Il est cependant douteux que l’engagement ferme d’Ankara ne concerne que l’économie. Il ne s’agit pas uniquement de servir le profit mutuel. Avant tout, il s’agit d’influence géostratégique. Au final, le président turc Erdogan n’a jamais caché sa volonté de néo-ottomanisme. En bref, la Turquie est en train de propager son soft power au Kosovo et dans la région entière.

Parallèlement, le Kosovo aspire à l’Union européenne et à ses valeurs démocratiques. Il a déposé sa demande officielle d’adhésion en décembre dernier. Et même l’obstacle longtemps débattu de la libéralisation des visas semble surmonté. À partir du 1er janvier 2024, les Kosovars pourront voyager sans visa dans l’UE.

Le pays apparaît ainsi pris en sandwich entre deux pôles : l’un libéral et démocratique ; l’autre autoritaire et patriarcal. Pourtant, satisfaire l’un pourrait bien impliquer de contrarier l’autre. De plus, trouver un équilibre entre les deux sera un engagement difficile et demande des compromis amers.

Ankara a été parmi les premiers à reconnaître Pristina. Le bureau de coordination de la Turquie dans la capitale kosovare, opérationnel depuis 1999, a été élevé au niveau de l’ambassade après la déclaration d’indépendance en 2008. La Turquie a également été le premier pays à ouvrir un consulat général au Kosovo. Celui-ci a commencé, le 1er septembre 2015, ses activités à Prizren, ville accueillant la plus grande communauté turque du pays.

La Turquie prête une attention particulière à la stabilité, à l’intégrité territoriale, au développement et à l’intégration du Kosovo au sein des institutions européennes et euro-atlantiques. Elle reconnaît aussi l’enjeu d’établir des relations de voisinage amicales et constructives dans la région. Elle soutient le processus de dialogue Belgrade-Pristina. La bienveillance d’Erdogan est-elle authentique ? Il veut certainement se présenter comme un médiateur-clé aux yeux de l’Europe. Ses actions "altruistes" répondent au soutien et à l’aide constante de Pristina suite au tremblement de terre désastreux de février dernier dans l’est du pays.

Économie en première place

L’économie joue certainement un rôle-clé dans l’expansion de la Turquie au Kosovo. Ankara est son septième plus grand investisseur totalisant environ 296,5 millions d’euros fin mai 2022. Les entreprises turques emploient à peu près 10 000 Kosovars. Le Kosovo a également appelé depuis peu à de nouveaux investissements durables de la Turquie, dans tous les secteurs, et en particulier dans le domaine de l’industrie agroalimentaire, de l’agriculture, des technologies de l’information et de la communication (TIC), des énergies renouvelables, du tourisme, du textile, des plastiques, du bois ou du métal.

Il y a sûrement un grand espace pour explorer les opportunités pour les entreprises kosovares d’entrer sur le marché turc et vice-versa.

Ankara a signé un premier accord de libre-échange (ALE) avec le Kosovo le 27 septembre 2013 et celui-ci est entré en vigueur six ans plus tard.

En 2022, les exportations de la Turquie vers le Kosovo se sont élevées à 672,57 millions de dollars américains (2021, 553,8 ; 2020, 361,9 ; 347,6, 2019). Parmi les principaux articles d’exportation, il s’agissait de machines et d’appareils mécaniques, de matériel électrique (câbles, radiateurs électriques, réfrigérateurs, composants et pièces électriques, machines à tisser, lave-vaisselle et machines à laver), mais aussi kérosène de pétrole ou de minéraux bitumineux, plastiques expansibles, produits du tabac.

Les importations ont également augmenté (24,42 millions de dollars américains en 2022) par rapport aux années précédentes (22,2 en 2020 ; 13,5 en 2019 ; 9,6 en 2019). Les principaux produits d’importation étaient les fibres et produits textiles, les métaux et la ferraille.

L’économie est certainement un lien important entre Ankara et Pristina. Cette-ci est sûrement favorisée par leur proximité géographique, les faibles coûts de main-d’œuvre et un cadre d’investissement amélioré dans le jeune pays balkanique.

Éducation et patrimoine culturel, créateurs de liens

L’économie seule, cependant, ne réussira pas à long terme. D’autres politiques-clés, telles que l’éducation et le patrimoine culturel, sont décisives pour un lien durable.
Et Ankara a compris le message : ce sont des investissements qui profitent directement à la population et lui donnent le sentiment de faire partie d’une communauté.

La Turquie soutient l’éducation au Kosovo en fournissant des infrastructures, par le biais d’un programme de formation des enseignants, d’envoi de manuels et de matériel pour les écoles. Le cas des écoles de Mamuşa, où vit la population turque, est un bon exemple.

Le patrimoine culturel, ainsi que les projets sanitaires et municipaux axés sur les groupes et les communautés marginalisées, est également le domaine sur lequel Ankara accorde une attention particulière au Kosovo. L’Agence turque de coopération et de coordination (TİKA), fondée en 1992, est active dans tous ces efforts.

En particulier, en ce qui concerne le patrimoine culturel, TİKA a restauré plus de 80 structures de l’ère ottomane dans les Balkans afin de préserver le patrimoine historique et culturel commun des 550 ans d’héritage de l’empire dans la région. Par exemple, TİKA a participé à la restauration de la mosquée Sinan Pasha, un monument ottoman majeur dans la ville de Prizren, dont les travaux ont commencé en 2007 et se sont achevés en 2011. En 2010, l’Agence a achevé la restauration de la mosquée Fatih, un exemple précieux d’architecture ottomane classique et d’œuvres d’art islamiques.

Le message d’Ankara est clair : l’éducation et le patrimoine culturel sont un lien unificateur inévitable. Et sa diplomatie culturelle s’est avérée efficace pour mettre un pied au Kosovo de manière cruciale.

Au-delà de l’éducation et du patrimoine culturel, TİKA a réalisé près de 100 projets dans le domaine de la santé. Il s’agit principalement de la rénovation des hôpitaux et des centres de santé, de l’appui en équipement et de la mise en place des laboratoires d’analyses médicales, et de la formation des personnels de santé.

En outre, les vols de Turkish Airlines et de compagnies aériennes privées turques vers le Kosovo ont également contribué de manière significative au développement croissant du pays, tout en ayant des répercussions positives sur l’image de la Turquie.

La Turquie investit également dans la construction, qui s’achèvera en 2024, de la plus grande mosquée de Pristina ; on estime que 10 000 personnes pourront prier simultanément à l’intérieur. Le lieu disposera également d’un parking d’une capacité d’environ 250 véhicules, d’une salle de conférences, d’une maison pour les jeunes, d’une bibliothèque, d’une salle de lecture, de cours coraniques et de salles de réunion. La mosquée centrale de Pristina est destinée à être un symbole d’unité et de fraternité dans les Balkans.

En procédant ainsi, Ankara ancre son rôle au Kosovo en lien avec celui de l’UE. La Turquie est favorable à l’ancrage de Pristina à Bruxelles et à l’OTAN. Dans la pratique, son souci est d’asseoir jalousement et incontestablement son influence dans le plus jeune pays des Balkans et dans la région.