L’orthodoxie est la troisième confession chrétienne, après le catholicisme et le protestantisme, et son histoire, douloureuse et singulièrement complexe, a été souvent marquée par des liens de grande proximité avec les pouvoirs politiques et par de profondes divisions internes, aggravées encore par la guerre en Ukraine, comme le décrypte l’historien et journaliste Jean-Arnault Dérens.
Géopolitique de l’orthodoxie, de Byzance à la guerre en Ukraine arrive à point nommé dans l’actualité pour mieux comprendre un sujet capital et peu connu du grand public, si sensible en ces temps de conflit aux portes de l’UE. Fourmillant de données et d’explications historiques, riche de portraits de personnalités étonnantes et oubliées, ce « travail de long cours », comme le reconnaît Jean-Arnault Dérens, mérite une lecture attentive. On aime revenir à cet ouvrage qui est une véritable mine d’informations.
Le nombre des orthodoxes varie, de 200 à 300 millions de fidèles, selon que l’on y inclut les Eglises d’Orient, qui relèvent aussi, ne l’oublions pas, de l’orthodoxie. Cette confession tend même à revêtir une dimension mondiale, écrit l’auteur, avec de nouveaux fidèles en Afrique notamment. Sur ce chiffre total d’orthodoxes, on compte 110 millions de Russes. L’orthodoxie est également la principale confession en Ukraine, et de loin.
Des églises rivales en Ukraine qui déchirent l’orthodoxie mondiale

Et pourtant, malgré cette confession commune, « l’Ukraine représente la principale pomme de discorde qui déchire l’orthodoxie mondiale », souligne Jean-Arnault Dérens, fondateur et rédacteur-en-chef du Courrier des Balkans. Comment en est-on arrivé là ? Deux raisons principales : religieuses et politiques.
La décision du patriarcat de Constantinople, dont l’autorité spirituelle est capitale dans le monde orthodoxe, de reconnaître en 2019 l’autocéphalie ou indépendance spirituelle et juridique de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine a provoqué un véritable choc, illustrant de façon dramatique la lutte d’influence en Ukraine entre Moscou et Kiev, avec pour toile de fond le conflit dans le Donbass dès 2014, suivie de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en 2022.
Le patriarcat de Moscou, dirigé par le controversé Kirill, a fustigé cette décision du patriarche
Bartholomée Ier et a répliqué en appelant les orthodoxes ukrainiens à lui rester fidèles, estimant qu’une reconnaissance de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine par les autres églises orthodoxes dans le monde équivaudrait à un schisme, peut-être aussi grave que le Grand Schisme de 1054 entre les églises d’Orient et d’Occident. Rien de moins, de quoi tétaniser la communauté orthodoxe mondiale devant deux églises ukrainiennes devenues rivales. L’Eglise orthodoxe ukrainienne rattachée au patriarcat de Moscou revendique encore 9.000 paroisses actives en Ukraine, précise Jean-Arnault Dérens.
« Six ans plus tard, l’Eglise d’Ukraine (NDLR, reconnue par Constantinople) n’était toujours reconnue que par celle de Grèce et de Chypre, ainsi que par le patriarcat d’Alexandrie. Toutes les autres Eglises restent dans l’expectative, essayant de maintenir leurs relations avec Constantinople et Moscou. »
Il est peu probable que la situation évolue dans un avenir proche, en raison du contexte tragique actuel entre la Russie et l’Ukraine. Le Vatican a pour sa part toujours manifesté « la plus grande prudence » sur ces divisions internes du monde orthodoxe, « veillant à entretenir de bons rapports tant avec Constantinople qu’avec Moscou ».
Vues ultra-conservatrices et courroie de transmission du politique
Le patriarcat russe a accentué depuis longtemps déjà sa proximité avec le Kremlin de Vladimir Poutine, partageant ses vues et ses valeurs ultra-conservatrices, anti-occidentales et homophobes. Le patriarche Kirill, vu en train de bénir chars et avions en partance pour la guerre en Ukraine, a parfois même été accusé d’être un élément des services secrets russes.
La convergence d’intérêt entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel est évidente. « L’Eglise russe n’a pas l’intention d’être contenue par un quelconque ’cordon sanitaire’ et elle estime que son territoire excède de beaucoup celui de l’Etat russe ». Il s’agit même de « la seule insititution ’russe’ dont le territoire dépasse les frontières » de la Russie. Vladimir Poutine a pleinement compris l’instrument qu’elle pouvait être dans ses visées politiques et guerrières, mais aussi dans le contrôle de la société. Staline l’avait saisi aussi pendant la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, résume Jean-Arnault Dérens, pour lequel le « nationalisme ecclésiastique » est un « fléau », l’Eglise russe, « nmalgré sa puissance financière et organisationnelle, ne peut pas jouer un rôle autonome : elle est devenue une courroie de transmission de la ’verticale’ du pouvoir » de Vladimir Poutine.
On retrouve cette convergence des intérêts entre le religieux et le politique dans les Balkans, même si leurs relations n’ont pas toujours été sereines, loin de là, en particulier sous Tito. ¡ La question des religions était sensible parce qu’elle était liée aux identités et potentielles revendications nationales ». Une répression massive, comme ce fut le cas dans l’URSS de Staline, était risquée de plus pour Belgrade dans une société « très majoritairement rurale » et où les cadres ecclésiastiques restaient très influents. L’Albanie d’Enver Hoxha n’a pas eu de tels scrupules, comme on le sait, en promouvant un athéisme radical.
Syriza, en Grèce, n’a pas osé s’attaquer par contre aux privilèges fiscaux de la hiérarchie orthodoxe, alors que le pays traversait une crise économique exceptionnelle. Ce qui donne une idée de sa puissance.
L’auteur fait un parallèle entre l’Eglise russe et l’Eglise serbe, toutes deux engagées dans des positions de plus en plus conservatrices et nationalistes, et toutes deux « orphelines de fédérations disparues », l’URSS pour la première et la Yougoslavie pour la deuxième. « C’est de ce lien avec les nations et le nationalisme que l’orthodoxie souffre dramatiquement depuis deux siècles au moins », conclut Jean-Arnault Dérens. L’orthodoxie a besoin de rompre avec toutes formes de collusion entre l’Eglise et les pouvoirs, entre la foi et les nationalismes. »
Géopolitique de l’orthodoxie secoue bien des idées hâtives ou superficielles et sa lecture constitue autant d’occasions de découvrir des aspects méconnus de cette confession, de son passé et de ses relations avec les autres religions. Jean-Arnault Dérens écrit ainsi que l’orthodoxie « a une plus grande expérience de la coexistence interreligieuse que le catholicisme ou les Eglises protestantes », en raison des autres religions, et notamment l’islam, qu’elle côtoie depuis des siècles dans plusieurs pays (Russie, Balkans,...)
De même, « il serait trop réducteur de penser que seules les Eglises catholiques en Pologne ou aussi en Hongrie ou en Tchécoslovaquie ont contribué au développement d’une société civile critique » sous le Rideau de Fer et des « petits ilôts de liberté » de croyants orthodoxes ont réussi aussi à survivre « malgré la répression ».
Qu’on se permette enfin de signaler le plaisir que l’on a eu à découvrir le destin quelque peu extravagant de personnalités hors du commun comme celui de l’albanais Fan Noli (1882-1965) qui, entre l’exil et l’action politique, - il fut très brièvement Premier ministre en 1924 -, est considéré comme un artisan de la renaissance de l’église orthodoxe albanaise après la domination ottomane.
Un « routard » du 18ème siècle méfiant envers les « Latins »
On terminera avec le saisissant Vassili Grigorovitch-Barski (1723-1746), dont on ignorait tout, véritable « routard » du 18ème siècle, né à Kiev, qui a sillonné l’Europe orientale et le Proche-Orient et dont le récit des « Pérégrinations » fournit une « description précieuse » des pays traversés. Aucune hostilité chez lui envers les musulmans et les juifs, mais, relève Jean-Arnault Dérens avec amusement, « il ne manque pas une occasion de signaler l’animosité des ’Latins’ envers les ’vrais chrétiens’ orthodoxes. De ces gens-là, un orthodoxe sait, par expérience, qu’il n’a rien de bon à attendre. »