Blog • Maxime Gorki et ses deux fils, si loin de l’iconographie soviétique

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Gorki et ses fils, Correspondances (1901-1934), traduit du russe et annoté par Jean-Baptiste Godon, Editions des Syrtes, 2022

Les Éditions des Syrtes publient deux cent seize lettres inédites échangées entre Maxime Gorki et ses deux fils, Maxime et Zinovi, une correspondance qui donne un éclairage saisissant sur l’écrivain, très éloigné de l’image de celui qui allait devenir dans les dernières années de sa vie un véritable mythe de l’URSS stalinienne.

Dans ces messages issus des quelque dix mille lettres de l’écrivain conservées aux archives de l’Institut de la littérature mondiale de Moscou, Maxime Gorki (1868-1936), de son vrai nom Alexeï Maximovitch Pechkov, y apparaît comme un Russe de l’étranger pour lequel les retours au pays sont souvent pénibles. « Il est difficile de vivre en Russie. Je m’étonne de l’avoir oublié », soupire-t-il en 1914 dans une lettre à Maxime. « J’ai bien du mal à m’habituer à ma ’terre natale’ », confiera-t-il au même.

Gorki a longtemps vécu, comme chacun sait, à Capri mais il se rendait aussi en Finlande, prenait les eaux en Allemagne, et restait très au fait de la vie intellectuelle européenne grâce aux innombrables visiteurs qui se pressaient sur son île italienne pour le rencontrer. Grand lecteur, travailleur acharné, il lui arrivait souvent de commenter ou d’analyser des ouvrages russes ou étrangers récents, y compris des livres inattendus comme celui d’Anton Denikine, un général des armées blanches, qu’il n’hésite pas à qualifier de « très bon, solide, honnête ». On apprend ailleurs qu’il a intercédé auprès de son fils Maxime, membre de la police politique - la Tchéka - pour faire libérer des membres de la famille Romanov ou pour l’obtention de visas en faveur de personnalités diverses.

« Je suis un social-démocrate »

Le portrait d’un homme plutôt ouvert et tolérant se dessine au fil des pages. Il est plus distant et réservé avec les bolchéviks que ne l’a assuré plus tard le régime soviétique. Certes, Lénine lui a rendu visite à Capri, ainsi que plusieurs de ses compagnons. Il n’en reste pas moins qu’il accueille la Révolution d’Octobre en 1917 avec circonspection. « Je suis un social-démocrate, mais je dis et maintiendrai que le temps des réformes socialistes n’est pas encore arrivé ». Il se désolera en 1919, de l’« époque barbare » de la guerre civile. « Nous commettons de folles atrocités. » Il concède toutefois en 1925 ne voir « aucune force, à part les bolchéviks, qui soit capable de gouverner le pays ».

Sa hantise, et il revient souvent sur le sujet, est la classe paysanne. « Pour moi, la vraie Russie est en ville, pas à la campagne ». « J’éprouve presque de l’hostilité à l’égard du moujik qui, quatre ans après la révolution, a bouffé toutes les forces intellectuelles du pays. La future Russie paysanne est pour moi un pays étranger », écrit-il en 1922 à son fils Zinovi. « Le moujik finira par l’emporter, et il n’y a pas de quoi se réjouir », insistera-t-il trois ans plus tard, car « le moujik, mon vieux, c’est comme l’hiver, un phénomène naturel incontournable qui suspend provisoirement la croissance et l’épanouissement du corps social ».

Son ressentiment à l’égard de la paysannerie est tel qu’il finira par indisposer les autorités bolchéviques elles-mêmes, indique Jean-Baptiste Godon dans le très complet et précis travail d’annotations qui accompagne la correspondance.
Celle-ci permet aussi de mieux connaître le Gorki intime. Il était sincèrement attaché à ses deux fils, si différents l’un de l’autre et qui ont eu chacun des destins peu communs.

Maxime est son fils légitime, né en 1897. Il a grandi séparé de son père. On devine une affection inquiète chez Gorki, conscient sans doute de sa fragilité. L’homme a développé rapidement un problème avec l’alcool. Il lui prodigue sans relâche des conseils d’autodidacte. « Pense par toi-même ! Lis, observe, essaie de comprendre pourquoi le monde est ainsi fait. » « Tout, dans la vie, ne dépend que de soi, crois-moi ! » « Il faut aimer sa langue maternelle comme sa mère... »

Maxime se passionnera jeune pour l’aviation puis s’engagera aux côtés des Bolchéviks. Proche de Lénine, il intègrera la Tchéka avant de mourir mystérieusement en 1934.

La vie de Zinovi Pechkov (1884-1966), fils adoptif de Gorki, est encore plus extraordinaire. Jean-Baptiste Godon rappelle dans sa préface qu’Aragon y voyait « l’une des plus étranges figure de ce siècle insensé ». Zinovi, de son vrai nom Yechoua Solomon Movchev Sverdlov, est né dans une modeste famille juive de Nijni Novgorod. Gorki le repère très jeune et l’engage comme secrétaire. Ils feront même de la prison ensemble pour avoir voulu imprimer des manifestes politiques. Mais Zinovi quitte bientôt la Russie, parcourt le monde en tirant le diable par la queue, s’engage dans la Légion étrangère, est grièvement blessé pendant la Première Guerre mondiale, poursuit une carrière militaire après le conflit avant d’embrasser une brillante carrière diplomatique au service de la France.

Lucidité et esprit critique

L’homme savait écrire. Quelques pages de sa correspondance sur ses années au Maroc à la tête de légionnaires russes nostalgiques de la Russie sont remarquables. Ou encore l’évocation, en 1924, de ces malheureux soldats des Balkans, sans patrie après les bouleversements du premier conflit mondial. « Nés à Salonique, ils ignorent le gouvernement dont ils relèvent et, parlant tout aussi mal chacune de ces langues, ne savent pas dire non plus s’ils sont macédoniens, turcs, grecs, bulgares ou serbes... »

Le destin de Zinovi Pechkov paraît d’autant plus inouï quand on réalise qu’il n’était autre que le frère de Iakov Sverdlov, « parfaite incarnation du révolutionnaire professionnel » selon Lénine, et qui fut le premier chef d’État de la Russie soviétique !

On connaît les dernières années de Gorki. Staline le convainc de rentrer définitivement en Russie, en 1933. Accueil triomphal. Encensé par le régime, il célèbre en 1934 dans Le Canal Staline de la mer Blanche un chantier où périrent des dizaines de milliers de prisonniers. Que s’est-il passé ? L’homme était-il trop usé et vieilli pour pouvoir s’élever contre le dictateur du Kremlin ? Était-il aveugle devant la cruauté du régime ? On peine à le croire de la part d’un homme qui, toute sa vie, invita ses deux fils à la lucidité et à l’esprit critique en toutes circonstances.