Blog • Les deux vies d’un jeune Crétois devenu ministre égyptien de la Défense

|

La vie d’Ismail Ferik Pacha, Spina nel Cuore, de Rhea Galanaki, traduit du grec par Lucile Arnoux-Farnoux, ed. Cambourakis, 2019

Qui connaît en France la vie d’Ismail Ferik Pacha, ministre de la Guerre et chef de l’armée égyptienne, mort en Crète où il était né alors qu’il tentait de mater, pour le compte de l’Empire ottoman, l’insurrection des maquisards crétois aspirant à rejoindre la Grèce nouvellement indépendante ? Roman historique inspiré, La vie d’Ismail Ferik Pacha retrace avec force en quelque deux cents pages les atrocités qui accompagnèrent la révolte crétoise de 1866-1869 contre Constantinople et sa répression. Car ce fut bien une guerre sans merci entre des maquisards familiers de leurs montagnes, pour certains d’anciens klephtes, ces rebelles à moitié brigands au bon cœur dont on chantait les exploits contre l’occupant dans les villages de l’île et d’autre part les troupes ottomanes et égyptiennes. Ces dernières avaient été appelées à la rescousse par le Sultan qui avait demandé à son puissant vassal égyptien, Mehmet Ali, de l’aider à écraser l’insurrection. Il dépêcha pour ce faire son ministre de la Guerre, Ismail Ferik Pacha, qui trouva la mort dans l’est de la Crète au début de la révolte en 1866.

Car l’homme a bel et bien existé et est mort dans sa région natale, le plateau de Lassithi, d’où il avait été enlevé enfant avec son frère, Antonis, et ses parents massacrés, avant d’être emmené en Égypte pour y suivre une formation militaire où il se fit remarquer bientôt pour ses talents. Une pratique courante dans l’empire ottoman, qui recrutait de la sorte ses serviteurs et qui a inspiré plusieurs écrivains, dont Ivo Andric dans les Balkans. Le jeune berger crétois change de nom et se convertit à l’Islam, enfouissant dans les tréfonds de sa mémoire sa « première vie » et sa « langue perdue ». Il gravit rapidement les échelons militaires jusqu’à devenir le bras droit du vice-roi d’Égypte.

Deux fidélités

Toute l’intensité romanesque du livre de Rhea Galanaki porte sur la double identité d’Ismail Ferik Pacha, qui pouvait encore s’exprimer tout de même dans un grec « populaire », un homme déchiré entre deux fidélités, celle due à ses fonctions et le souvenir des siens massacrés qui le hantent, sa « vie secrète », mais aussi deux religions. Même si pour lui, l’important ne semble pas là : « chacune de mes vies gardait sa religion propre, sans opposition ni justifications grossières - ce n’était d’ailleurs pas la différence la plus fondamentale entre les deux modes de vie. Le garçon presque nu qui ouvrait et fermait à la houe les rigoles dans les vergers en chantonnant le Kyrie Eleison, non seulement pour obtenir l’absolution, mais aussi comme un exorcisme ou un simple exercice de mémoire, était souvent présent sur le tapis de soie de mes prières arabes ».

Le général ottoman qui l’accompagne dans l’équipée crétoise, le redoutable Omar pacha, le soupçonne d’ailleurs d’être un « crypto-chrétien », autrement dit un chrétien caché, et un « philhellène ». Les tourments intérieurs, les sentiments de solitude profonde et de culpabilité qui l’étreignent devant les massacres ou l’hécatombe du monastère d’Arkadi, où périrent des centaines d’insurgés assiégés qui préférèrent faire sauter le sanctuaire plutôt que de se rendre, entraînant dans la mort de plus d’un millier d’ottomanes ne font que grandir.

Ismail Ferik Pacha progresse vers le plateau de Lassithi, sa région natale où l’attendent les maquisards crétois irréductibles, armés, et il le sait, par son propre frère, Antonis. Celui-ci, après un destin quelque peu aventureux, est devenu l’un des hommes les plus riches de la Grèce nouvellement indépendante et finance les rebelles crétois et les volontaires affluant de Grèce ou d’ailleurs, comme ces idéalistes garibaldiens totalement oubliés aujourd’hui me semble-t-il, campés de façon émouvante en quelques lignes. Ismail Ferik Pacha ne pourra pas s’empêcher de penser que la balle qui l’a blessé à la jambe a été financée par son frère et cela ne fera qu’aviver sa douleur et sa peine.

La vie d’Ismail Ferik Pacha est un roman sombre et dense. Son sous-titre, Spina nel cuore, une « épine dans le cœur » en italien, s’inspire du nom donné par Venise à cette région du plateau de Lassithi peuplée d’insurgés indomptables. La Crète obtint son autonomie en 1898 et fut rattachée à la Grèce qu’en 1913. Le livre de Rhea Galanaki, née en Crète en 1947, a connu un vif succès en Grèce, valant à son auteure plusieurs récompenses littéraires. Les éditions Cambourakis ont eu la bonne idée de le rééditer aujourd’hui en poche.