Blog • Les combats et les doutes d’un jeune médecin russe

|

Notes d’un médecin, de Vikenti Veressaiev, traduit du russe par Julie Bouvard, éditions Noir sur Blanc, 2024, 272 pages, 2024, 23 euros.

La médecine et la littérature ont souvent fait bon ménage en Russie. On connaît tous Anton Tchékhov, qui a nourri nombre de ses nouvelles de ses visites aux malades ou encore Mikhaïl Boulgakov, qui a laissé des souvenirs saisissants de la réalité des profondeurs de la province russe, mais on connaît moins Vikenti Veressaïev (1867-1945) dont les Notes d’un médecin connurent pourtant un succès considérable en Russie lors de sa parution en 1901.

L’ouvrage fit sensation car il mettait à nu et sans fard les réalités de la formation et des débuts d’un jeune médecin, habité par les doutes et les scrupules, les angoisses, les erreurs commises et finalement par une grande solitude, dans la Russie des années 1890. « Je me suis engagé à tout dire », répète l’auteur, ce qui ne manqua pas de susciter les réserves et les indignations de beaucoup qui considéraient qu’il n’appartenait pas à un médecin de dévoiler ses tourments intérieurs.

Tchékhov, lui, saluait la « sincérité » et le « courage » de l’écriture de Veressaïev, écrit dans la préface l’écrivain Dimitri Bortnikov, issu lui-même de toute une lignée familiale de médecins.
C’est d’ailleurs tout ce qui fait la richesse et l’originalité de ce livre, à la fois très savant (on doit saluer au passage le travail de la traductrice, Julie Bouvard) et un récit à forte teneur autobiographique sur les études et les tournées d’un jeune médecin auprès d’une clientèle très diverse, commerçants, bourgeoisie, classes populaires à Saint-Pétersbourg et ailleurs.

La hantise de l’autopsie, se déshabiller devant un médecin

0n y aperçoit une Russie partagée entre les pesanteurs culturelles d’une large partie de la population et une science médicale pleinement de son époque, au fait des avancées et des recherches contemporaines, nullement coupée du reste de l’Europe comme elle le sera plus tard. Et c’est bien l’intérêt de ces Notes d’un médecin, traversées malgré tout d’une foi inébranlable dans les progrès de la science, comme le voulait cette fin du 19-ème siècle.

Phtisie, tuberculose, maladies vénériennes, choléra, accidents, diphtérie, désordes psychiatriques, Vikenti Veressaïev appuie son témoignage de souvenirs très évocateurs et contradictoires d’une Russie, à la fois arriérée dans les mentalités et étonnamment actuelle, comme dans les relations des malades avec les médecins.

L’autopsie était considérée avec effroi, une « profanationn » presque, en particulier dans les couches populaires, et certains malheureux étaient prêts à se dépouiller de leurs maigres avoirs plutôt que d’accepter l’examen clinique de leur proche. Une mère réclame soudain qu’on lui rende son enfant, atteint de fièvre typhoïde. « Il doit mourir de toute façon. Au moins, à la maison, il échappera à la dissection ». Le corps médical doit s’incliner, maudissant « la sauvagerie et la cruauté du peuple russe ». D’autres familles pauvres refusaient l’hospitalisation en raison de cette crainte d’une autopsie éventuelle. Or, une telle hospitalisation était nécessaire car ils ne disposaient pas des moyens de se faire soigner en restant chez eux.

Vikenti Veressaïev rapporte également les difficultés à convaincre certains malades, et notamment les femmes, à se faire ausculter ou à se déshabiller devant un médecin. "Combien de femmes ont préféré mourir que devoir révéler à un homme le mal qui les rongeait".
L’auteur évoque aussi toutes les phases de sa formation, depuis les débuts enthousiastes de jeune étudiant en médecine, puis sa peur panique lorsqu’il s’est agi de passer à la pratique, après l’université, dans une petite ville du centre de la Russie, ses remises en cause, le gouffre entre la théorie et la pratique, l’envie finalement de revenir sur Saint-Pétersbourg pour compléter ses études. Une telle intropection sur son propre parcours et ses tâtonnements nécessitait un véritable courage.

« Ne rien prendre trop à coeur »

Il y eut de même le long apprentissage des relations équilibrées avec la clientèle, savoir se méfier des dangers d’une trop grande compassion. « Aujourd’hui, confesse-t-il, j’ai quelque peu appris à me détacher des colères injustes des malades, ainsi que de leurs souffrances et de leur infirmité, si terribles à observer ». Il faut, ajoute-t-il, « ∞ne rien prendre trop à coeur, voilà l’un des premiers commandements du médecin ».

Pour Veressaïev, la « vocation profonde » d’un médecin est d’être "un acteur social au sens large du terme, et, loin de se contenter d’indiquer les réformes à entreprendre, il doit lutter pour elles et chercher le moyen de les appliquer.

Un médecin doit donc s’engager pleinement dans la vie de la Cité et contribuer à améliorer la socIété. Veressaïev se désole au passage de la faiblesse de la rémunération des médecins et de leur faible présence dans les campagnes. « Nous sommes une infime partie d’un tout gigantesque, solidaire », conclut-il.

Etonnant Vikenti Veressaïev qui fut également romancier, un autre point à le rapprocher de Tchékov ! Mais il fut aussi un traducteur respecté d’Homère et un poète, bref, un élégant esprit encyclopédiste de son temps. On s’étonne seulement, pour le regretter, qu’il reçut le prix Staline dans le domaine littéraire en 1945, l’année de sa mort, à l’âge de 78 ans