Blog • Le regard amusé d’une écrivaine et traductrice sur la vie des mots

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Zigzags, de Elena Balzamo, éditions Marie Barbier, 2024, 160 pages, 14 euros, en librairie le 11 octobre

On imagine volontiers Elena Balzamo ne pas se départir d’un léger sourire en écrivant son dernier livre, Zigzags, où elle partage avec le lecteur, souvent avec humour, ses enthousiasmes mais aussi ses inquiétudes sur la littérature, la vie des mots de façon plus générale, dans un texte délicieux de légèreté et de liberté.

Elena Balzamo nous entraîne dans une déambulation littéraire, cultivée et dénuée de toute pédanterie. Son cheminement est, en effet, tout en « zigzags », partagé entre souvenirs, rencontres, anecdotes et réflexions, accompagnés parfois de quelques petits coups de griffe. L’auteure apprécie les récits sinueux comme cela lui avait déjà si bien réussi dans Décalcomanies (2020), le récit de son enfance et de sa jeunesse en Union Soviétique.

Historienne des littératures russe et scandinave, traductrice du russe et du suédois notamment, Elena Balzamo sait transmettre son vaste savoir sans en avoir l’air, toujours soucieuse de ne pas ennuyer le lecteur, grâce à une plume limpide et alerte. L’ouvrage fait 150 pages et les chapitres s’enchaînent avec fluidité, tout à la gloire des exigences de l’écriture et des mots, au bonheur qu’ils donnent, à leur signification profonde.

Elle avait déjà eu l’occasion de s’exprimer sur le sujet mais elle revient, pour s’en exaspérer, sur les tentatives actuelles de « corseter la langue » avec une liste de « mots prohibés » qui « ne cesse de s’allonger » pour des raisons politiquement correctes. Elle se désole que cela ne concerne pas uniquement la Russie poutinienne mais aussi la France et les pays occidentaux.

Un récit sinueux et cultivé

De même, poursuit-elle, « l’idée de juger un texte littéraire à l’aune des critères d’aujourd’hui est une évidente aberration ». « On va de découverte en découverte. Blanche Neige est un conte sur la suprématie masculine (les sept nains !), le baiser de la Belle au bois dormant relève d’un harcèlement sexuel, car elle n’a pas expressément consenti à être embrassée par le prince. D’ailleurs, L’Enlèvement d’Europe est une scène de viol, vous le saviez, non ? »

« Nommer les choses par leur nom est un pas vers tout changement digne de ce nom », souligne encore l’auteure à la toute fin de son livre en pensant à la Russie. « Un nouveau procès de Nuremberg, version russe, où les responsables seraient ’traduits’ en justice (quelle belle expression !), serait ainsi une entreprise de traduction salutaire ». On apprécie dans toute sa mesure l’ironie grinçante de ce passage.

Elena Balzamo préfère hausser les épaules, tant ces interprétations contemporaines des mots ou leur déformation pour des raisons politiques, en Russie ou ailleurs, la dépassent ou la navrent. Son caractère, que l’on devine paisible, la fait revenir bien vite à l’amour de sa vie : la littérature et la beauté des mots.

La Russie revient souvent dans son récit. Quoi de plus normal pour elle qui est née à Moscou en 1956 et qui vit en France depuis 1981. Elena Balzamo est à l’image de nombreuses personnes de sa génération en URSS, qui cultivaient précisément l’amour des lettres et savaient lire entre les lignes. Elena Balzamo nous livre une confidence délicieuse. Elle raconte comment elle a transmis par courrier, dans la Russie de Poutine, à un ami de jeunesse arbitrairement incarcéré des extraits de Vieux carnet de Piotr Viazemski, un intellectuel russe du XIXe siècle, sur les « invariants tragiques de la société russe », espérant qu’ils échapperaient à « l’œil vigilant des garde-chiourmes ». « La Russie est un géant enchaîné ; on la craint davantage qu’elle ne le mérite » ou encore, « en Russie, il existe une solution contre les mauvaises mesures décidées par le gouvernement : leur mauvaise application ». Et les « garde-chiourmes » semblent n’y avoir vu que du feu !

Les éblouissements des relectures d’un même livre

Le pouvoir sans pareil de la littérature, les joies, l’ouverture au monde qu’elle propose ! « En Russie, poursuit Elena Balzamo, je connaissais des personnes qui, sans avoir jamais quitté leur pays, pouvaient dessiner un plan de Paris, avec les itinéraires des personnages de Victor Hugo, Flaubert, Balzac ».

Et que dire des éblouissements que procurent parfois les relectures d’un même livre au cours de la vie ! Elena Balzamo explique comment elle a redécouvert Ivan Tourgueniev qui l’avait laissée longtemps indifférente, à la suite de la lecture, un peu par hasard, d’une biographie du grand écrivain russe. « Et puis, il y a les livres sur lesquels on ne s’est jamais mépris, mais dont l’importance et la beauté augmentent à chaque relecture ».

Zigzags comprend également tout un chapitre, magnifique, sur la poésie. Pour elle, « la prose a besoin de recul » par rapport aux événements. « Il en va autrement de la poésie. Ayant besoin d’une charge émotionnelle, elle se nourrit de l’instantanéité, même si son élaboration définitive peut prendre du temps (...) Il serait vain de s’attendre aujourd’hui à une grande oeuvre de prose sur la guerre en Ukraine, son temps viendra. Or là où la prose se tait, la poésie parle à pleine voix. »

Elena Balzamo a contribué précisément à la traduction de huit poètes russes opposés à la guerre en Ukraine, Résistance(s) (ed. Marie Barbier), dont nous ferons état très prochainement.

Zigzags rend hommage enfin à ce qu’elle connaît si bien, les difficultés et les innombrables « pièges » de la traduction. « Rien, quand on traduit, ne se passe comme prévu ».

On ne s’ennuie jamais et on s’enchante des multiples découvertes que propose Zigzags. Vous connaissez la blague à la mode que l’on glisse aujourd’hui en Russie dans les conversations, comme autrefois au temps de l’URSS : « Suivant la demande des autorités, le roman de Tolstoï Guerre et paix a été rebaptisé Opération spéciale et haute trahison ».