Blog • Le mystère des frères Abalakov, deux alpinistes soviétiques de légende

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Alpinistes de Staline, de Cédric Gras, 2020, 342 pages, Prix Albert-Londres, ed. Stock

Ils étaient littéralement adulés de leur vivant par leurs compatriotes, vainqueurs tous deux des plus formidables sommets de l’Union Soviétique, et restèrent toute leur vie fidèles à un régime qui ne fut pourtant pas toujours tendre avec eux. Alpinistes de Staline de l’écrivain-voyageur Cédric Gras retrace le destin peu commun et parfois énigmatique des frères Evgueni et Vitali Abalakov.

Mais Alpinistes de Staline, prix Albert-Londres 2020, évoque bien davantage que le parcours de deux personnalités sportives exceptionnelles, peu connues en Occident en dehors du milieu des montagnards. Il y est question aussi de l’histoire de l’alpinisme soviétique tout simplement, à savoir comment une discipline, vue à l’origine avec une grande suspicion en raison de son caractère individuel et supposé « bourgeois », a été récupérée idéologiquement par le pouvoir communiste, pour lui donner un caractère unique en son genre. Et cela constitue certainement l’un des principaux intérêts de l’ouvrage.

Rien ne destinait pourtant Evgueni et Vitali Abalakov à conquérir les cimes du Caucase ou de l’Asie centrale.

Nés au début du XXe siècle, à Krasnoïarsk, dans l’immense et très plate Sibérie, les deux gamins aiment très tôt escalader des rochers de la région, semblables à ceux de la forêt de Fontainebleau, rappelait Cédric Gras dans un récent entretien en ligne pour les Journées du livre russe. Evgueni et Vitali sont issus d’une famille modeste mais plutôt aisée. Ils ne sont par conséquent pas des recrues de choix pour le régime, qui préfèrent des origines authentiquement prolétariennes. Ils vont s’imposer par leur talent et leurs capacités physiques exceptionnelles.

L’heure est encore dans les années 1920 aux expéditions aventureuses, réalisées avec des conditions techniques rudimentaires qui font sourire aujourd’hui. On reste rêveur devant le courage de ces hommes et de ces femmes des premiers temps héroïques.

Homo sovieticus alpinisticus

Cédric Gras met en lumière le rôle déterminant d’une personnalité très curieuse dans l’essor de l’alpinisme soviétique, Nikolaï Gorbounov, ancien compagnon de Lénine lors de son exil en Suisse avant la Révolution de 1917. Il va s’adjoindre les services des frères Abalakov et jeter les bases de l’« homo sovieticus alpinisticus ».

Car l’alpinisme est considéré dans les années 1920 par le jeune pouvoir soviétique comme un « sport par essence vain et bourgeois en diable, pratiqué par la noblesse européenne ». Il représente un véritable « défi au socialisme ».
Qu’à cela ne tienne ! Nikolaï Gorbounov part pour le Pamir avec les frères Abalakov. Le profil des deux s’affirme très tôt, Evgueni, le plus jeune, talentueux grimpeur, sculpteur officiel choyé dans le civil, et Vitali, davantage technique, vivant dans l’ombre de son flamboyant frère.

Une Société du tourisme prolétarien voit le jour. Il faut donner une dimension sociale ou de propagande à l’alpinisme. Les expéditions de la fin des années vingt et du début des années 1930 ont des visées scientifiques, géologiques ou simplement d’explorations de contrées peu connues encore, peu contrôlées par le pouvoir central. La rébellion des « Basmatchis » est toujours vivace dans ces montagnes frontalières de la Chine.

On en profite pour prospecter des ressources minérales. Mais on souhaite démontrer également à des villageois locaux qu’aucune divinité ne réside sur les sommets. De façon plus générale, il s’agit de montrer que l’homme est plus fort que la nature. Un buste de Lénine ou de Staline est acheminé sur ces différents sommets de plus de 7000 mètres, comme le symbole du triomphe d’une idéologie.

S’échapper du monde à la verticale

Cédric Gras livre ses doutes sur les motivations d’Evgueni. Ne cherchait-il pas dans une certaine mesure à oublier en altitude le climat qui s’alourdit de plus en plus avec la Terreur ? Nous sommes en 1937. « Evgueni s’échappe du monde à la verticale. Et de quel monde ! A l’acmé de la dictature, j’ignore s’il s’agissait pour lui de servir Staline jusqu’en haut des sommets ou de s’en affranchir au centuple ».

L’année suivante, Vitali est arrêté et emprisonné sous un prétexte fallacieux. Il est libéré en 1940, l’un de ces très rares prisonniers de Staline à avoir connu un tel sort heureux et qu’Alexandre Soljenitsyne qualifiait de « kopeck rendu pour un rouble ». Evgueni s’est démené apparemment pour la libération de son frère. Mais cela suffisait-il, même si la renommée d’Evgueni était à son apogée ? Il meurt en 1948 dans des circonstances qui conservent leur part de mystère.

Alpiniades

Vitali lui survivra de nombreuses années, s’imposant comme un innovateur technique reconnu et un organisateur d’« alpiniades », ces « ascensions de masse » typiquement soviétiques.

« Les alpiniades sont tout le contraire de la pratique occidentale, éprise de solitude. Elles propulsent jusqu’à deux mille personnes simultanément sur les points culminants du Caucase et concernent aussi bien les civils » que les militaires. « Alpiniade des syndicats, alpiniade des tractoristes, des conducteurs (...) Il y a de la métaphore dans l’alpiniade. Il s’agit d’élever les masses au sens propre comme au figuré ».

Vitali Abalakov meurt en 1986. Il refusait systématiquement de s’exprimer sur son frère, témoignent tous ceux qui l’ont connu, qui insiste sur son caractère ombrageux.

Deux années de recherches et d’enquêtes ont été nécessaires à Cédric Gras pour écrire son livre. L’écrivain, qui est lui-même alpiniste, s’est rendu sur les lieux des exploits des deux frères et a pu consulter les archives du NKVD, la police politique stalinienne, les concernant. Cela a été long à obtenir pour des raisons bureaucratiques mais sans difficulté particulière, expliquait-il récemment, en ajoutant sourire aux lèvres que cela aurait été sans doute bien différent s’il avait demandé des dossiers de ces années-là plus sensibles politiquement.

L’écrivain-voyageur, auteur notamment du remarqué L’hiver aux trousses ou du roman Anthracite qui se passe dans l’Est ukrainien au plus fort des tensions entre russophones et Kiev, ne cache pas sa fascination devant ces vies oubliées ou broyées, entraperçues dans les kilomètres d’archives policières.

Cédric Gras voit dans le passé soviétique une mine romanesque et de recherches inépuisable. « L’Union soviétique a produit une dramaturgie puissante, faite de destins bouleversants et de providence capricieuse. Cela restera sa plus grande réussite. Les écrivains n’ont pas fini d’y puiser abondamment ».