Qui connaît en France les Grecs pontiques, chassés des rives de la Mer noire il y a un siècle, sur les décombres de l’empire ottoman, avant de rejoindre la Grèce, pauvres réfugiés ballotés par l’Histoire ? Le récit sobre et vrai d’Ourania Lampsidou sur la vie de son père éclaire le destin peu commun de ce monde disparu.
A la fois biographie familiale et autobiographie, comme l’écrit en introduction le traducteur Loîc Marcou, Une mémoire en héritage trouve son origine dans les 34 feuillets dactylographiés laissés par Giorgos Lampsidis (1912-2007) à sa mort et que sa fille, Ourania, a complétés et étoffés, sans que la puissance et la fraîcheur originelles du texte n’en paraissent affectées. Ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce document étonnant dont les chapitres courts rendent la lecture très légère.
Des rappels du contexte historique étaient toutefois nécessaires pour retracer l’ampleur de ce que furent les gigantesques échanges de populations entre la Grèce et la Turquie au début des années 1920, connues dans l’historiographie grecque sous l’appellation de « Grand désastre » ou de la « Grande catastrophe ». Suite au traité de Lausanne de 1923, 1,25 million de Grecs d’Asie mineure et de Thrace orientale durent gagner la Grèce, tandis que plusieurs centaines de milliers de Turcs devaient quitter la Macédoine, fraîchement rattachée à la Grèce, pour la nouvelle Turquie d’Atatürk.
Ourania Lampsidou, Une mémoire en héritage. Souvenirs d’un Grec pontique par sa fille, traduit par Loïc Marcou, Paris, Petra, 251 pages, 19 euros
Les Roméi

Giorgos Lampsidis, qui devint par la suite un journaliste et écrivain réputé, est né en 1912 à Erzincan, dans le nord-est de l’Anatolie, non loin de la bordure méridionale de la Mer Noire, « un foyer de culture héllénique depuis l’Antiquité », comme le souligne Loïc Marcou. Les Grecs du Pont ne s’appelaient-ils pas eux-mêmes encore au début du 19e siècle les « Roméi », autrement dit les Romains, « un nom hérité de l’Empire romain d’Orient (Byzance) », indique l’historien Nikos Sigalas dans une postface.
La famille de Giorgos est largement intégrée dans l’Empire ottoman finissant, et son père un notable respecté et prospère. Erzincan abrite plusieurs communautés, grecque, turque, arméni,enne, vivant en bonne entente, ce dont Giorgos gardera la nostalgie toute sa vie.
« Dans mon souvenir, la terre d’Anatolie des premiers étés de ma vie me rappelle le paradis terrestre ». Il confesse toutefois que « j’étais trop petit pour m’imaginer qu’il y avait d’autres mondes en dehors du nôtre, j’étais loin de soupçonner que nous en serions violemment chassés et qu’après avoir vécu comme des rois, nous serions traités comme des parias ».
La Première Guerre mondiale et ses conséquences, l’effondrement de l’Empire ottoman, les massacres des Arméniens et l’affirmation du pouvoir des jeunes nationalistes turcs font en effet voler tout ce monde en éclats et la famille Lampsidis est contrainte de se réfugier en Géorgie, toute nouvellement indépendante. Les temps sont universellement troublés. Tout est possible. Certains Grecs pontiques envisagent même à l’époque de fonder un Etat du Pont. Un congrès « pan-pontique » se tient à Marseille en février 1918. Ces projets firent cependant long feu en 1922.
La reconquête du Caucase par le jeune pouvoir soviétique oblige de nouveau le jeune Giorgos à partir avec sa famillle, cette fois ci vers ce que son père, Néoklis, appelle, « la Patrie ». Le jeune garçon pense d’abord qu’il s’agit de retourner à Erzincan, mais il déchante rapidement. Les Lampsidis, des "bons bourgeois" réduits désormais « au statut de réfugiés », débarquent à Thessalonique. Le père impose aux siens de s’installer au fin fond de la campagne macédonienne, une reconversion à laquelle il n’est pas du tout préparé, ni sa famille. La vie y est dure, la mère de Giorgos, « une grande bourgeoise devenue une femme du peuple », s’épuise à la tâche pour préserver la dignité de ses proches et Néoklis s’enfonce dans une dépression qui ne dit pas son nom. Giorgos avoue qu’il aurait préféré rester à Thessalonique, dont la vie cosmopolite l’enchantait.
Giorgos constate surtout qu’il est devenu avec sa famille un réfugié, à "l’intégration difficile" en Grèce alors qu’ils étaient "parfaitement intégrés dans l’empire ottoman". Les autorités grecques souhaitent pour leur part hélléniser la Macédoine, une région vidée depuis peu de ses éléments turcs et musulmans, « la grécophonie (servant) de cause nationale », explique Nikos Sigalas.
« La biographie de Giorgos Lampsidis, résume l’historien un peu plus loin, parle des grandes migrations et des bouleversements sociaux, politiques et identitaires qui ont marqué la fin des empires traditionnels et la stabilisation des frontières nationales ».
La patrie perdue des Grecs pontiques
Les souvenirs de Giorgos Lampsidis, publiés en 2014 à Athènes, sont ceux finalement d’un homme confronté à la grande Histoire, comment elle a été vécue par un simple citoyen malmené par les bouleversements du monde. Sa fille Ourania estime cependant qu’à quatre-vingt ans, Giorgos vénérait le passé de ce « monde englouti » et la « patrie perdue » des Grecs pontiques. Tout simplement par « peur du présent ».
Giorgos continua d’oeuvrer pour la reconnaissance de sa communauté d’origine, forte aujourd’hui de 800 000 personnes en Grèce. Très actif et engagé politiquement dans la mouvance communiste, ce qui lui vaudra des années de prison très éprouvantes, il défendit également l’usage du grec démotique ou vernaculaire, auquel il consacra plusieurs ouvrages.
Dans un texte très personnel, Ourania raconte avec beaucoup de sensibilité comment elle s’est progressivement approchée des feuillets abandonnés par son père et a tenté de répondre aux questions qu’il lui avait laissé en suspens.
« Ce n’est que lorsque (les proches) s’en vont à jamais que l’on prend conscience de tout ce que l’on a perdu avec eux ; on les pleure alors avec nos doutes et nos questions restées sans réponse, en leur témoignant une tendresse qui ne devient totale qu’après leur départ ».