Blog • Le long du Danube, à vélo, de la mer Noire à la Forêt-Noire

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Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube, éditions Payot et Rivages, 2019, 608 pages, 23 euros.

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Quatre mille kilomètres, en vélo, le long du Danube, depuis son delta jusqu’à sa source en Forêt-Noire, en quarante-huit jours. C’est à l’été 2016, alors que la crise des migrants est toujours aiguë, qu’Emmanuel Ruben a entrepris cette « odyssée » d’un autre genre, prendre l’Europe à « rebrousse-poil » en remontant le grand fleuve européen « qui nous relie les uns aux autres », le monde des « confins » communautaires, qu’il aime tant, à notre Europe « suissifiée », fade et sans saveur à ses yeux.

« J’éprouve une tendresse naturelle pour ces peuples que l’histoire a piégés dans l’avalanche des empires : Valaques et Lipovènes, Ruthènes et Gagaouzes, Sicules et Bunjevci, Tziganes de tous les pays, tous sont promis à une lente disparition, certes moins terrifiante que celle des Juifs de Danubie, mais hélàs inévitable. J’aime les peuples passeurs de frontières, j’aime les peuples qui se jouent des bordures », écrit Emmanuel Ruben dans ce récit de voyage plein de passions pour l’histoire, la culture, les langues de ces peuples oubliés de l’Europe.

L’auteur confie avoir rêvé des heures durant sur des cartes lorsqu’il était adolescent au bord du « Rhône de (son) enfance ». C’est sans doute là que lui est venue cette griserie de découvertes qui l’habite encore aujourd’hui, pour cette « Europe des autres », l’Ukraine, les Balkans, « le monde ex- » comme il l’écrit de façon amusante, à savoir ces univers que nous avons tendance, en Europe occidentale, à considérer comme un ensemble vague et confus. Lui en connaît l’extraordinaire richesse et veut en témoigner.

Et puis, il ne se lasse pas du charme « des anciens noms » de ses étapes, tellement évocateurs du passé des empires austro-hongrois et ottoman, et nous le fait partager : Ismael, Peterwardein, Pesht, Bude, Vizzegrad, Presbourg… Il se risque même à un néologisme : la « Danubie ».

Un très joli passage évoque au début du livre la visite d’un cimetière dans le delta du Danube « dans ce bout du monde, à l’extrême pointe de l’Europe communautaire », où reposent des orthodoxes, des musulmans et des juifs. Nous sommes dans le pays des Lipovènes, ces pêcheurs Vieux Croyants ou schismatiques orthodoxes, dont les ancêtres ont fui la Russie pour se réfugier dans les marais du Danube, là où le grand fleuve achève son périple, comme hésitant entre de multiples bras avant de se jeter dans la Mer Noire. Comment et pourquoi tous ces gens ont-ils fini leur vie ici, s’interroge l’auteur dont l’imagination s’emballe. « Chacune de ces tombes raconte un roman potentiel qui se grave entre les lignes lacunaires d’une épitaphe mortuaire (…) On vaudrait savoir lire toutes ces langues pour déchiffrer l’épopée tragique de cette Europe miniature ».

Tout le livre est constitué d’observations sur le présent et le passé des lieux traversés, mais aussi de rencontres de hasard avec des « vies minuscules » aux personnalités pourtant si fortes et qui, à ses yeux, n’existent plus chez nous. « Je veux dire cette beauté tranquille des gens que nous avons oubliés, que nous connûmes jadis, quand les campagnes d’où nous venons n’étaient pas encore reléguées sous l’appellation de ’rural profond’ ».

On rencontre Tsvetan, l’ancien ouvrier bulgare dont les yeux « disent c’était mieux avant, des yeux qui regrettent l’époque où il y avait moins de justice et de liberté mais plus d’égalité, plus de travail », ou encore Tchavo, l’étonnant Gitan incollable sur le passé des trois religions monothéistes de Vidin, en Bulgarie, Vélimir, le pope d’origine juive converti à l’orthodoxie par reconnaissance envers les paysans serbes qui avaient caché sa mère pendant la guerre. Autant d’individualités puissantes, directes et généreuses. Séduisantes. Emmanuel Ruben éprouve pour elles une affection profonde et cela se sent.

Qui se souvient aussi des Souabes du Danube qui quittèrent « la misère du Wurtemberg » au XVIIIe siècle pour aller repeupler les terres reconquises par les Habsbourg le long du grand fleuve, avant d’en être chassés en 1945 par l’Armée rouge et les partisans de Tito, rebroussant chemin vers leur patrie originelle ? Sait-on suffisamment l’extraordinaire diversité culturelle de la Voïvodine, cette région du nord de la Serbie actuelle, et son passé tragique, longtemps aux confins des empires austro-hongrois et ottoman ?

Cet émerveillement, cette allégresse dans la découverte, laissent place chez l’auteur au fur et à mesure qu’il remonte le fleuve avec son fidèle copain ukrainien, Vlad, au ressentiment et même la colère à l’égard de l’Europe communautaire pour laquelle il a des mots très durs. Il lui reproche en substance d’avoir trahi ses idéaux en fermant les frontières aux migrants mais au-delà d’avoir perdu toute âme dans une civilisation purement matérialiste et indifférente aux malheurs du monde.

« Nous avons retrouvé notre Europe et notre époque, écrit-il à la fin de son voyage : le XXIe siècle est le pire alliage qui soit entre un archaïsme ultra-conservateur et un consumérisme ultra-libéral, ce qui devrait nous mener lentement mais sûrement au fascisme pur et dur ». L’Union européenne, avec le « Reich de Schengen », en prend ailleurs pour son grade. Emmanuel Ruben la qualifie à plusieurs reprises de véritable « forteresse ». « Oui, toute l’Europe s’enfonce dans la nuit de la purification », elle sombre dans un « crépuscule » où elle « a perdu ses étoiles en traquant des migrants partout sur le continent, de la mer Egée au pas de Calais ». Il voit dans « l’Euroland » une « zone sans passions où règne la monnaie de Francfort, l’obsession de la sécurité, la manie du confort et qui ne subsiste plus que par la force de l’habitude ». L’auteur ne lésine pas dans l’esprit pamphlétaire et sa rogne atteint des sommets contre Viktor Orban, le « petit satrape hongrois » et l’Autriche, cette « Europe suissifiée jusqu’à la moëlle ».

Emmanuel Ruben s’apaise dans un épilogue passionnant sur la gestation du livre. Il reconnaît n’avoir pas pris de notes pendant son voyage, ou très peu, tout simplement parce qu’il s’écroulait de fatigue à chaque étape, souvent de plus de cent kilomètres. Il préférait « écouter, dialoguer, regarder, méditer, contempler encore et encore. Les histoires, dès lors, s’entassaient dans mon cerveau ». Par modestie, Emmanuel Ruben s’abstient d’indiquer les évidentes recherches historiques qui lui furent nécessaires pour écrire un tel ouvrage.

Elégant et modeste, il assure enfin son lecteur que tout le monde peut réaliser son exploit, ce dont on doute, même si cette invite amicale et généreuse donne bien des tentations d’horizons nouveaux : « Il s’agit seulement de prendre le temps, d’avoir la patience épaisse et le caprice tenace ».