Blog • Le livre des nombres, saga familiale sur l’attachement à la terre en Transylvanie

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Le livre des nombres de Florina Ilis, traduit du roumain par Marily Le Nir (avec la collaboration de Mirela Ferraiuolo), éditions des Syrtes, 2021.

Le livre fait plus de cinq cents pages, mais il vous entraînera dans une éblouissante évocation de l’histoire de deux familles de Transylvanie : un siècle des campagnes roumaines, quatre générations jusqu’à aujourd’hui bouleversées par les drames, l’arbitraire et les bouleversements des liens avec la terre.

Le livre des nombres fera référence sur le passé des villages de Roumanie, tant par l’ampleur du récit, la diversité des personnages, que par sa profondeur.

Il y a tout dans ce livre habité par les souvenirs familiaux de l’auteur et les confidences recueillies au fil des années. « Je ne suis pas un écrivain qui écrit sur lui-même. Les gens viennent à moi et me parlent. J’ai de l’empathie pour eux », confiait récemment en français Florina Ilis dans un entretien en ligne organisé par les Editions des Syrtes et l’Ambassade de Roumanie en France.

Et cela se sent. Le narrateur du Livre des nombres, engagé dans une vaste recherche sur son village dans l’objectif d’en écrire une fiction et qui est à bien à des égards Florina Ilis elle-même, estime que le roman permet de « regarder l’histoire de bas en haut, comme le font mes personnages, hébétés par tout ce qui leur arrive » et sans doute bien mieux que de savants travaux historiques.

Quêtes documentaires et imaginaire sont en fait complémentaires et font si bon ménage dans un roman ! « C’est la merveille de la littérature de remplir tous les espaces vides avec l’imagination. Et l’imagination (constitue) aussi la vérité », explique Florina Ilis. Sept années lui ont été nécessaires pour écrire son ouvrage.

Le livre des nombres couvre la majeure partie du 20-ème siècle et se poursuit jusqu’aux années récentes, telles qu’elles ont été vues et ressenties dans les villages de Transylvanie, où l’on a subi le plus souvent les événements et les soubresauts de l’Histoire, plus qu’on en a été des acteurs.

Quatre générations et leur lien avec la terre

Quatre générations se succèdent, depuis l’arrière grand-père Petre Barna, appartenant à la « génération des combattants », qui s’impose dans la Transylvanie nouvellement rattachée à la Roumanie, au lendemain du premier conflit mondial, puis la « génération des bénéficiaires », comme celle du grand-père Gherasim, qui prospère avant le second conflit mondial.

Mais le vent tourne après la guerre. Les paysans plus ou moins aisés, les « chiaburi », sont dépossédés de leurs biens par le nouveau pouvoir communiste, tout comme les koulaks l’avaient été en Russie soviétique. Les pages consacrées à la collectivisation des terres, les bêtes que l’on ne veut pas livrer à la Ferme collective, les timides tentatives de révolte, sont parmi les réussies du livre. Le grand-père Gherasim est emprisonné. Son fils Ioachim devient ingénieur agronome. Il appartient à la « génération des déracinés » à laquelle on a extirpé « l’idée de possession de la terre ». Vient enfin « la génération des récupérateurs », celle d’après le renversement de Ceausescu, en 1989. « Nous nous sommes retrouvés avec la terre sur les bras », ne sachant trop qu’en faire, si ce n’est la vendre à des étrangers avides de rendements. Le lien avec la terre, pour Florina Ilis, est définitivement rompu. Il est évident que l’écrivaine roumaine, qui enseigne aujourd’hui à Cluj, n’éprouve aucune tendresse particulière pour l’époque actuelle.

La force et l’originalité du Livre des nombres reposent sur les effets pervers et délétères de la dictature sur les familles, comment elle a détruit les relations entre générations et avili jusqu’aux âmes, ballotées dans une époque « amèr(e) et effroyable ».

La peur, l’oubli empoisonnent les relations entre parents et enfants, frères et soeurs, polluent jusqu’aux souvenirs les plus candides de l’enfance.

« On n’évoquait jamais en notre présence, à nous, les enfants, la confiscation des terres ou la collectivisation. Ils craignaient sans doute que nous ne puissions pas tenir notre langue à l’école », se souvient le narrateur.

Que de mensonges en ce monde

Une femme découvre, horrifiée, après la chute de Ceausescu, dans un rapport de la Securitate sur son père, tous les informateurs de la police politique qui espionnaient sa famille. Elle réalise que ses jeunes années n’avaient en fait « rien à voir avec la vie dont elle se souvient » et ne correspondaient « nullement à l’image sereine de son enfance ». Cette exclamation résume à elle seule cette atmosphère de délation et de tromperie : « Seigneur, que de mensonges il y a en ce monde ! »

La cellule familiale tentait de se préserver mais n’y parvenait qu’imparfaitement. « Je commençais à voir de plus en plus clairement la ligne de démarcation entre deux mondes : l’extérieur, social, où le souci des normes et des règles était devenu presque paranoïaque, et celui de la maison, intime, où le système des mensonges n’était pas aussi développé ou pas de la même façon que dans le monde extérieur ».

La question de savoir ce qui s’est passé véritablement, de recueillir les témoignages de ceux qui ont connu les années terribles revient régulièrement, lancinante. Plusieurs personnages comprennent qu’ils auraient pu en savoir davantage mais que par inconscience ou parce qu’ils étaient trop jeunes, la vérité leur a échappé. La chaîne des souvenirs entre générations est rompue, là aussi. « C’est après sa mort seulement que j’ai remarqué combien il ne racontait presque rien de la période d’après la guerre, et moi, enfant, je n’avais pas pensé à l’interroger ». On devine qu’un tel regret hante Florina Ilis et sans doute beaucoup de familles roumaines.

Le livre des nombres, très élégamment traduit par Marily Le Nir, une tâche qui fut sans doute considérable aussi, est le troisième ouvrage de Florina Ilis à paraître en français après La Croisade des enfants (2010) et Les Vies parallèles (2015).