Cristian Mungiu, sans doute le cinéaste le plus renommé de Roumanie, Palme d’Or à Cannes en 2007 pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours, prend cette fois-ci la plume pour raconter l’histoire de sa famille par le biais du témoignage émouvant et tout en retenue de sa grand-mère Tania, née en 1916 en Bessarabie, cette région des confins de l’Europe au passé tragique.
À l’image de son film sur un avortement clandestin dans la Roumanie de Ceaușescu, où il évitait tout pathos sur la froide et terrifiante réalité de ces années-là, Cristian Mungiu, né en 1968, s’est gardé de tout lyrisme facile dans ce livre. Et l’émotion naît précisément de la sobriété de l’écriture et du dépouillement du récit de la grand-mère, traduit par Laure Hinckel.
Il explique dans son avant-propos avoir commencé à transcrire, jeune, les propos que lui tenait Tania « sur une époque révolue, sur la Bessarabie, sur la guerre, l’exode, les destins brisés » de ses proches, « leur jeunesse perdue et les difficultés rencontrées ».
« Je pensais (...) que cela lui permettrait d’être en paix au jour de sa mort, qu’elle n’aurait plus aucun regret et aurait la certitude de m’avoir laissé quelque chose qui ne périrait pas avec elle. »
La Bessarabie... Une région au carrefour de plusieurs mondes et cultures, une région frontière située entre le Prout et le Dniestr, aujourd’hui partagée entre la Moldavie et l’Ukraine, une terre déchirée tout au long de son histoire par les convoitises des pays voisins et en particulier de la Russie.
Un monde disparu
Tania a grandi à Cahul, aujourd’hui en Moldavie, au début du XXe siècle. C’était alors une petite ville où, à côté du quartier des Moldaves, « plus pauvre, encore que celui des Lipovènes », vivait des communautés d’origine ukrainienne, russe, juive ou encore grecque, comme Tania elle-même. Un de ses ancêtres « avait vécu un moment en Bulgarie, parce que c’était comme ça les frontières à l’époque », raconte-t-elle sobrement. « Du temps de l’empire ottoman, les Turcs avaient tendance à les persécuter, alors de nombreux Grecs abandonnaient leurs maisons et s’exilaient » pour atterrir en Bessarabie.
L’école et l’émotion du premier jour de classe, la fête de Pâques pour laquelle « on gaspillait beaucoup », mais « à l’époque, on prenait les choses comme elles étaient, on n’avait pas l’impression que c’était ni du gaspillage ni de l’abondance. C’était comme ça », le cinéma Tabacaru dont « les films se déchiraient très souvent », les ravages de la tuberculose dans les familles, le père adoré et emmené par les Soviétiques, dont elle n’aura plus aucune nouvelle, Tania fait revivre tout un monde disparu.
On sourit à l’évocation de sa propre mère qui gardait dans son armoire « une trousse de voyage complète, alors qu’elle ne voyageait jamais ». En raison bien sûr d’un sentiment de fragilité et de fatalité des plus humbles face aux bouleversements du monde.
Cette perception de la vie revient souvent dans le témoignage de Tania. Bucarest paraît à Cahul très lointain. Ses directives « nous atteignaient de manière étrange, par des circulaires sorties de nulle part et qui arrivaient par voie postale ».
Les humbles et le chaos du monde
La Seconde Guerre mondiale jette dans la tourmente tous ces êtres ballotés par l’Histoire. Qu’on en juge plutôt ! La Bessarabie est occupée par les Soviétiques en 1940 – Tania décrit la brutalité de la répression et l’arrestation de son père – puis reprise l’année suivante par les Roumains alliés aux Allemands, reconquise enfin par les Soviétiques en 1944.
Tania raconte l’exode éperdu vers la Roumanie à l’arrivée des Soviétiques en 1940. Tous ces citoyens ordinaires se sentent impuissants face aux convulsions du monde, tiraillés par les rumeurs les plus folles et contradictoires. « On devait partir. Une fois de plus », on pense à prendre « l’album de famille pour qu’il ne se perde pas ». Avec ses mots simples et son récit linéaire, Tania parvient à rendre particulièrement vraie et poignante toute cette atmosphère de chaos.
« Puis, un jour, à la radio, j’ai entendu que la Roumanie avait changé de camp et que désormais nous étions les alliés des Russes. Je n’y comprenais plus rien. »
Tania raconte également l’incompréhension de Petre, le grand-père de Cristian Mungiu, qui apprend par la radio, interloqué, que les Russes sont devenus des Alliés alors qu’ils les combattaient jusqu’ici.
Figure émouvante que celle de Petre qui réalisera par la suite son rêve de devenir professeur d’histoire tout en cultivant son jardin près de Iași, entouré de ses enfants et petits-enfants. Le bonheur pour lui était tout simplement de vivre à l’abri tant que faire se peut des tempêtes qui ont traversé le siècle dernier. Lui qui avait échappé de justesse à la déportation en Sibérie et avait connu les années sombres de l’après-guerre et de l’ère Ceaușescu.
Je serai toujours avec toi.
« Par ces petits destins quotidiens, Cristian Mungiu raconte une part de la grande histoire. Les chemins individuels en disent souvent plus long que les gros dictionnaires », souligne justement dans la préface Thierry Frémaux, le directeur de l’Institut Lumière à Lyon et délégué général du Festival de Cannes.
Cristian Mungiu ne cache pas sa tendresse pour son grand-père. Avec Tania, « ils tenaient tous les deux beaucoup à nous, les enfants, mais ils ne disaient jamais qu’ils nous aimaient ».
Un jour, alors qu’il s’apprête à les quitter après une brève visite à Iași, où il a passé son enfance et son adolescence, Tania aura pour lui ces quelques mots qui disent tout : « ne crains rien, je serai toujours avec toi ».