Blog • Le Conservatoire Rachmaninoff : cent ans de culture russe à Paris

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Erwan Barillot et Arnaud Frilley, Destins russes à Paris, un siècle au conservatoire Rachmaninoff 1924-2024, éditions des Syrtes, 419 pages, 26 euros.

Il est des livres qu’on ne lit pas d’une traite, tant ils sont denses et riches d’informations. C’est le cas de ces Destins russes à Paris, un siècle au Conservatoire Rachmaninoff 1924-2024, véritable encyclopédie sur cet étonnant foyer de la culture russe à Paris que fréquentèrent tant de noms illustres, de Rachmaninoff à Prokofieff en passant par Chaliapine et même Serge Gainsbourg.

« 26 quai de New York », dans le seizième arrondissement. Toutes les personnes qui se sont intéressées à un titre ou à un autre à la Russie et à la communauté russe dans la capitale française connaissent bien cette adresse du Conservatoire et de sa cantine, dont beaucoup se souviennent de son charme slave si particulier. Serge Gainsbourg, apprend-on dans le livre, y participa « à des concerts de musique tzigane », avant de devenir la célébrité que l’on sait.

L’emplacement s’y prêtait pour différentes raisons, non loin du 15-ème arrondissement, où vivait une importante communauté russe, et des usines de Boulogne-Billancourt, où travaillèrent tant de Russes de l’émigration après 1917, à tel point que la commune y avait gagné le surnom de « Boulogne-Billankoursk ».

Des « histoires toutes singulières »

Ce type d’anecdotes et bien d’autres sur la vie musicale et artistique de la communauté russe de Paris, l’ouvrage en fourmille, grâce à l’exploitation inédite des quelque 250 cartons d’archives, qui dormaient dans les greniers du Conservatoire. Riches de dizaines de milliers de partitions dédicacées par des artistes prestigieux, Igor Stravinski, Anton Rubinstein, etc, de centaines de photos, tableaux, lettres, affiches, ces archives, accompagnées de nombreux témoignages, ont permis de rendre vie à plus de 800 destins, des « histoires toutes singulières », écrivent Erwan Barillot et Arnaud Frilley.

Le livre, agrémenté de multiples photos et reproductions de documents, constitue également un aperçu très émouvant sur toute une communauté. Deux cent mille Russes se sont installés à Paris après la Révolution, selon Arnaud Frilley. Il évoque enfin l’ampleur et la richesse unique des relations culturelles entre la France et la Russie, une époque où les artistes, compositeurs, pianistes, professeurs de chant, danseurs, francophones et francophiles, étaient si nombreux à Paris.

Les débuts de l’exil furent très durs pour tous ces musiciens « jadis applaudis par le tsar » et qui connaissaient désormais « un terrible déclassement social ». Serge Prokofieff, qui venait de lui rendre visite dans son modeste logement en banlieue, compare son ancien professeur, Nicolas Tcherepnine, qui avait « connu la gloire au début des Ballets russes », à « un wagon de première classe qui aurait déraillé et été écarté ». C’est pourtant ce même Nicolas Tcherepnine qui va se battre inlassablement pour sauver la tradition musicale russe face aux « bouleversements du XX-ème siècle et au déracinement hors de sa matrice d’origine ». Il sera à l’origine de l’un des tout premiers centres musicals russes à Paris, dans les années vingt, avant l’installation du Conservatoire dans les locaux actuels, en 1933. Celui ci prendra le nom de Rachmaninoff en 1953.

Rachmaninoff, Prokofieff, Chaliapine, Lifar

Serge Rachmaninoff, Serge Prokofieff, Fiodor Chaliapine, Alexandre Glazounov, Serge Lifar, on est impressionné par tous ces noms prestigieux, connus y compris des personnes non-mélomanes, qui ont fréquenté et laissé leur empreinte sur le Conservatoire.

L’endroit était un lieu de ralliement pour la communauté russe et pas seulement musicale. Ivan Bounine, le prix Nobel de littérature, l’a fréquenté, tout comme Boris Zaïtsev, très apprécié des milieux de l’émigration dans l’entre-deux-guerres. Joseph Kessel y avait ses habitudes à la cantine, ravi de retrouver des amis comme Adrien Conus. un héros de la Résistance, avec lequel il partageait une « même origine russe, le même amour de la fête ».

Erwan Barillot et Arnaud Frilley ont retrouvé deux destins étonnants comme celui de « Mme Lwowsky », professeure de piano au Conservatoire dans les années vingt, et qui n’était autre que la grand-mère de la réalisatrice Noémie Lvovsky. L’actrice ignorait d’ailleurs que son aïeule avait enseigné au Conservatoire.

Une fidèlité sur trois générations

Autre parcours familial illustrant une véritable fidèlité artistique à la Russie, sur trois générations. La mère de Serge Gainsbourg, Olga Ginsburg, a pris au Conservatoire des cours de chant avec une mezzano-soprano d’opéra. Et la fille de Serge, Charlotte, y prendra des cours de piano à son tour dans les années 90.

Les auteurs de Destins russes à Paris insistent sur le fait que le Conservatoire fut toujours un point de ralliement autour de la musique, se tenant à l’écart des divergences politiques, comme le reflètent « les positions hétéroclites de ses professeurs. On trouve des Blancs, des tsaristes convaincus, d’anciens membres du gouvernement provisoire, des Juifs victimes des pogroms, des communistes dissidents à partir des année 1930 puis, après-guerre, des Soviétiques ».

L’histoire du Conservatoire Rachmaninoff, c’est enfin celle d’une volonté, préserver la culture russe, en dépit de difficultés financières constantes. Le Conservatoire était « au bord du gouffre » en 2020, quand Arnaud Frilley en prit la direction. Il était même question qu’il quitte ses locaux au patrimoine musical et artistique si riche.
Arnaud Frilley se félicite d’avoir entrepris des mesures énergiques pour sauver le Conservatoire qui comprend aujourd’hui 400 élèves et cinquante professeurs internationaux et reste « un épicentre de la culture russe à Paris ».

Il a ouvert depuis 2022 un Salon littéraire Rachmaninoff où sont accueillis des auteurs ayant des liens particuliers pour la Russie. Une Bibliothèque musicale russe devrait être inaugurée aussi en 2025.