La Mairie de Moscou envisage en 2008, à la mort de l’écrivain, de débaptiser la rue Grande Communiste en rue Soljénitsyne, mettant tout un quartier en émoi et en particulier Sidor Znaméntsev, l’ancien officier du KGB hanté par l’auteur de "L’Archipel du Goulag", qu’il a traqué toute sa vie.
Il lance une pétition auprès des riverains pour empêcher cette initiative, ce qui ne manque pas de raviver chez les plus anciens des souvenirs douloureux des répressions staliniennes. Pour d’autres, comme Znaméntsev, c’est toute une époque et ses valeurs qui renaît autour de cette affaire, où le combat entre le Bien et le Mal, sous l’égide du Parti, était clair et allait de soi. Il ne comprend pas ce projet de nouveau nom de rue, qui revient à renier le combat de toute sa vie. Beaucoup attendent enfin la décision de la municipalité de la capitale russe, passifs et plutôt indifférents face aux décisions "d’en-haut", habitués à faire le dos rond devant la politique.
Véra Smaïéva, dont le père avait consacré sa vie à Staline avant d’être liquidé, se souvient. "... elle était incroyablement éloignée de la politique. Cela lui venait de son enfance. De ses onze ans, lorsqu’elle avait fait pour la première fois l’expérience de la traîtrise de l’Etat. (Comment expliquer autrement ce qui avait été infligé à son père, tour à tour adulé, récompensé, puis... frappé d’anathème !) Et alors, pour elle, tout était devenu à jamais confus. Depuis, elle détestait la politique et ce jusqu’à son évocation dans les conversations".
Quand l’arrêté municipal tombe finalement, décidant de donner le nom de Soljénitsyne à la rue, c’est pourtant la joie dans le "camp des anciens détenus", mais dans "le calme, avec l’enthousiasme contenu des intellectuels".
Le texte d’une génération, celle du Dégel
Révolte rue Soljénitsyne est une nouvelle un peu développée, appelée "povest" en russe. Avec sa centaine de pages, le texte est à bien des égards celui d’une génération entière pour laquelle le souvenir des violences staliniennes est encore très présent mais aussi celui des années qui suivirent la disparition du Dictateur et de l’"élan euphorique et passionné" du Dégel khrouchtchévien, "bref et lumineux". On sent bien l’émotion et la tendresse de l’auteur, né en 1940 et membre actif du Musée de l’Histoire du Goulag de Moscou, à l’évocation de cette période d’ouverture prometteuse où la revue Novy Mir publiait par exemple les premiers textes d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), malgré l’opposition farouche des nostalgiques staliniens.
"Chacun percevait bien que la façon dont (Nikita Khrouchtchev) dirigeait le pays laissait à désirer, mais, pour eux ce qui comptait avant tout, c’était le rapport" sur la dénonciation des crimes de Staline, en 1956.
"Khrouchtchev symbolisait la dénonciation du culte de la personnalité et c’est sous l’étendard de l’année 1956 qu’ils avaient vécu pendant un demi-siècle".
Sidor Znaméntsev doit s’incliner face à Soljénitsyne, "L’Indomptable". "Le KGB sentait Soljénitsyne et Soljénitsyne sentait le KGB (...) Plus ils tendaient leurs filets autour de l’écrivain, plus celui ci rivalisait de sagesse et d’inventivité pour leur échapper".
Il avait pensé un temps que les convulsions des années quatre-vingt-dix, après la chute de l’URSS, permettraient d’effacer le passé. "Le chaos embrouillait tout, recouvrait tout. En période de chaos personne ne se soucie du passé. Il suffisait de ne pas s’y perdre, de réussir à tenir bon".
Sidor Znaméntsev est pris de vertige. "Où donc est la vérité ? Qui sont les ennemis, puisqu’ils ont été réhabilités ? Et comme chez les malades sur le point de mourir, épisode après épisode, il vit défiler devant lui ses quarante années au KGB..."
De quoi souffrez-vous ? De l’âme
"De quoi souffrez-vous ?", demande-t-il à l’un de ses proches, fidèle serviteur comme lui du pouvoir soviétique. "De l’âme", lui répond ce dernier dans des propos dignes d’un personnage de Dostoïevski, avant de se suicider. Sidor Znaméntsev n’aura pas ce courage. "Lui qui avait torturé des gens, qui leur avait arraché des aveux, qui les avait envoyés à la mort au Goulag, était incapable de se faire justice à lui-même".
Révolte rue Soljénitsyne est une édition bilingue assurée par Ginkgo éditeur et la revue Lettres russes (LRS), présidée par Irène Sokologorsky. Fondée en 1987, elle publie régulièrement une revue en russe et en français dont chaque numéro est consacré à un thème (Voix féminines, La littérature russe pour enfants, La littérature de Saint-Pétersbourg, Ecrits de province, etc...). Elle constitue une inépuisable source de découvertes d’auteurs connus ou moins connus du monde littéraire russe et russophone d’aujourd’hui.