À chaque fois qu’on va à Poissy, on sait qu’il y aura une histoire à coucher dehors. Et c’était le cas ce soir. Ça m’arrive souvent d’être dans une situation où un individu sorti de nulle part se met à me raconter une tartine de vie. Souvent avec une morale dans le genre Lafontaine à la fin. Des tas de Lafontaine courent les rues. Bref, donc Roma c’est un des immigrés moldaves qui habite à Poissy, chez Pavel. Tous des gars criminels sur les bords, qui ont en tout cas fait un petit tour en prison. Pavel, il s’est impeccablement bien intégré. Il est chef de chantier et possède un petit pécule qu’il investit dans son cabanon flottant avec grande classe. Il est vegan depuis quelques années, il boit à l’occasion et, avec sa femme, ils fument des tonnes de joints. C’est un moldave solide de quasiment deux mètres, avec des yeux transperçants et un accent caricatural. Roma, lui, c’est un mec plutôt vilain ; en plus de son visage disgracieux, j’ai remarqué qu’il avait les mains laides. Et pourtant, la première fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé intéressant. Comme tous les vieux types qui traînent chez mon père, j’avais l’impression qu’il cherchait à attirer mon attention, parce que je suis une jeune fille dans la fleur de l’âge. Mais lui il s’en sort pas trop mal. C’est-à-dire qu’il cherche à avoir une conversation avec moi, mais une conversation captivante et pas qu’en surface. Il raconte beaucoup d’anecdotes, c’est un orateur. Il parle un russe argotique et spontané, un langage auquel je suis enthousiaste d’être exposée parce qu’on en trouve des comme ça qu’en Russie. Un peu comme si j’avais un peu d’elle dans le salon de mon père. Nous avons parlé politique. Je prends un ton dépassé en mentionnant les milliers de morts Ukrainiens, alors que je suis même pas une anti-Poutine convaincue. Là, je branche son âme de ruskoff et il se met en tête d’expliquer la vie à la vaniteuse occidentale désinformée que je suis.
J’essaye de lui signifier que je connais la région ; son histoire, sa géographie et un peu de sa politique. Ce qui ne m’enpêche pas de découvrir une opinion que je vais essayer de résumer ici et qui m’a fait voir un peu d’ailleurs. Il me rappelle toute l’histoire du pays en commençant par la naissance de la Russie kiévienne. Puis il fait un saut dans le temps et mentionne l’Amérique, qui déjà depuis la Première Guerre mondiale mène une bataille économique et diplomatique avec le géant russe. Roma m’explique que la Russie ne fait autre chose que se défendre en refusant l’hégémonie et les règles du marché financier codifiées par les Américains. Bref, tout un tas d’arguments qui justifient les actes de Poutine. Ma belle-mère se mêle à la conversation et soutient que l’Occident est en proie à une féroce propagande, qui omet des événements comme le massacre de plus de six cent russophones à Odessa en 2015.
Je lui pose des questions sur sa vie et ça me permet de comprendre comment il a fait pour en arriver là, autant dans ce salon, que dans ses opinions politiques. Il est drôlement érudit, il a beaucoup de mémoire et il s’exprime dans un langage clair et sans artifices. Il a passé dix-sept ans en prison et c’est là-bas qu’il me dit avoir tout appris, en compagnie des prisonniers politiques. Son savoir, il le doit à tous ces types très calés avec lesquels il a passé un tiers de sa vie. Il m’explique une règle : pour être le chef de la prison, il faut connaître la vie privée de tous les prisonniers. S’il y a un type dont on ne connaît rien, alors c’est lui qui a le dessus.
Il m’a parlé de ce qu’il a pensé des différentes régions où il a vécu. Ce qu’il a préféré, c’est le kraï de Krasnoïarsk. Là-bas, les gens sont tolérants, justes, mélangés. Il y pousse un tas de choses, y a du gaz, de l’or, de beaux paysages. Il me dit que malgré tout, il est heureux d’avoir eu la vie qu’il a eue, parce qu’il a voyagé dans beaucoup d’endroits, qu’il a rencontré des millions de gens, qu’il a vu le monde, quoi.
Il a partagé sa cellule avec des criminels reconnus et de hauts opposants au Parti. Il pense qu’il y aura la guerre avec l’Europe. Mais la Russie, il pourra plus jamais y retourner, parce qu’en tant que criminel récidiviste, il a été expatrié du pays. J’ai cru percevoir de la tristesse quand il me l’a dit. Puis un moment, ça fait quand même déjà des heures qu’on parle, j’ai l’impression qu’il tente une approche. Il interrompt la conversation brutalement pour me demander un service. Il insiste sur la forme et tourne un peu autour du pot. Alors je demande quoi et il me prie de lui frire deux œufs avec un peu de viande, il dit que ça lui ferait vraiment plaisir. Je crois que c’est bien la première fois qu’un parfait inconnu me demande une chose pareille. Je m’exécute avec bon cœur et puis ça a vraiment l’air de lui faire plaisir.
Après son casse-dalle, je le raccompagne à la porte. Je peux pas m’empêcher de me dire que par moments c’est comme ambigu, bien que rien dans ses paroles ou son comportement ne le laisse penser. Je suis une jeune fille et lui un adulte certainement bourré de frustrations. Puis à la porte, je me dis « ça y est » quand il me demande de me rapprocher. Je me rapproche quand même. Dans l’oreille, il me demande si je snifferais pas de la coke. Je suis surprise alors je ris jaune et je lui réponds que non. J’ai même l’impression de devoir me justifier, mais j’y arrive pas et ça paraît d’autant plus suspect. Il répond qu’il a remarqué que je me frottais souvent le nez, alors il voulait s’en assurer. Observateur le type, en dépit du demi litre de vodka qu’il vient de s’enfiler. Puis il a l’air de vouloir faire gaffe à ma santé, alors ça me touche. Un peu comme un adulte bienveillant envers une enfant, quoi. Ça aussi, c’est beau. Comment on appelle ce sentiment ?
J’ai appris la mort de Roma en juillet 2022. Un hommage en quelque sorte ?
Тоскалгия