Blog • La Catalogne, le Kosovo et le jeu des sept erreurs

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Alors que certains agitent le spectre de la « balkanisation » de l’Espagne, voire de l’Europe toute entière, d’autres pontifient en assurant que la Catalogne n’aurait « rien à voir » avec le Kosovo.

Le jeu est bien connu. Deux dessins d’apparence identique sont publiés côte à côte, et il faut que l’œil en perce tous les détails pour se rendre compte qu’en fait, de petites différences les séparent : la brouette, orientée tantôt à gauche, tantôt à droite, le nombre de branches de l’arbres, le personnage qui pose ou ne pose pas son bras sur sa hanche…

Examinant les cartes de la Catalogne et du Kosovo posées bien à plat sur leur bureau, de doctes experts ont donc formulé d’irréfutables conclusions : non seulement la Catalogne est riche quand le Kosovo est pauvre, mais Mariano Rajoy n’est pas Slobodan Milošević, la Catalogne n’a pas récemment connu, comme le Kosovo, des années de violence, de répression politique et de guerre, et surtout, l’Espagne serait une démocratie, ce que n’était pas la Serbie.

Soutenir que les Catalans n’auraient pas de droit « moral » à l’indépendance parce qu’ils n’ont pas souffert d’une violente répression est un argument qui n’est nullement envisagé par l’ensemble de la jurisprudence internationale concernant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il ouvre la porte à une dérive cynique et à un non moins redoutable comparatisme. En effet, il faudrait donc attendre que vienne cette répression, que Gérone et Barcelone brûlent, pour que l’on puisse se dire qu’enfin, la Catalogne a peut-être bien le droit à l’indépendance. Cela ouvrirait aussi la voie à une dangereuse mise en compétition des aspirants à l’indépendance.

L’inénarrable BHL n’a d’ailleurs pas manqué de s’enfoncer dans la brèche, en établissant un parallèle (que personne n’avait jamais tenté) entre la Catalogne et le Kurdistan… L’enjeu du droit international est pourtant d’établir des règles et des obligations valables pour tous les pays, quelles que soient les conditions politiques qu’ils connaissent. A défaut, on entre dans la terrible logique où chacun, chaque « grande puissance » notamment, va soutenir les séparatismes qui l’arrangent. C’est dans cet esprit que la Russie a reconnu les indépendances de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, en « réponse » au soutien américain à l’indépendance du Kosovo.

Postuler que l’on ne saurait remettre en cause la nature démocratique de l’État espagnol implique que l’on s’interdise de formuler la moindre critique sur la nature et l’état des démocraties hongroise ou polonaise.

L’argument « démocratique » mérite aussi quelques commentaires. La démocratie n’est pas un état durable et permanent. Un pays n’est pas « une démocratie » comme il peut être grand ou petit, montagneux ou insulaire, désertique ou vallonné… La démocratie est une pratique, qui se vérifie, s’enrichit ou s’invalide jour après jour. Être membre de l’Union européenne signifierait-il qu’un État forme à jamais une démocratie ? Certes, le processus d’adhésion à l’Union suppose de remplir de strictes conditions démocratiques, mais l’expérience des dernières années prouve qu’il est, ensuite, bien facile de s’en abstraire. Postuler que l’on ne saurait remettre en cause la nature démocratique de l’État espagnol implique que l’on s’interdise de formuler la moindre critique sur la nature et l’état des démocraties hongroise ou polonaise.

Le fait est qu’au jeu des ressemblances et des différences, Mariano Rajoy semble bien décidé à engager la Catalogne et l’Espagne sur la voie de funestes précédents. Slobodan Milošević a supprimé l’autonomie du Kosovo en mars 1989, en utilisant des modalités légalement prévues par la Constitution serbe. 18 mois plus tard, le 2 juillet 1990, les députés albanais du Parlement provincial du Kosovo, clandestinement réunis à Kaçanik, adoptaient une « Résolution constitutionnelle » faisant du Kosovo une république. Celle-ci n’a jamais été reconnue par aucun État dans le monde, à l’exception de l’Albanie, mais le Kosovo s’est engagé durant neuf ans dans une étrange expérience de « double réalité ». D’un côté, les institutions « légales » fonctionnaient dans le cadre de l’État de Serbie, tandis qu’un Parlement et un gouvernement « clandestin », mais s’estimant légitimes et démocratiques, s’organisaient sous la houlette d’Ibrahim Rugova.

Les casuistes pourront arguer que le vote, vendredi 27 octobre, du Parlement régional de Barcelone proclamant la naissance d’une République de Catalogne a précédé de quelques minutes celui du Sénat espagnol suspendant, au titre de l’article 155, l’autonomie constitutionnelle de la communauté autonome et destituant le gouvernement et tous les dirigeants élus de la Generalitat. L’argument chronologique a peu de sens, car Madrid avait annoncé son intention de recourir à cet article 155, tout en refusant toute forme de dialogue avec les dirigeants catalans, et le vote du Sénat espagnol était couru d’avance.

La société catalane est durablement divisée. La rupture ne va cesser de s’approfondir dans les villes, les quartiers, les villages, les familles elles-mêmes.

La Catalogne va-t-elle s’engager, comme le Kosovo, dans la difficile expérience d’institutions parallèles, si les indépendantistes s’engagent dans la voie de la désobéissance civile ? Que va-t-il se passer dans les administrations, les écoles, les tribunaux de Catalogne ? Les fonctionnaires qui refuseront d’appliquer les directives de Madrid seront-ils licenciés ?

Il est trop tôt pour supposer que le pire soit certain et le basculement dans la violence ne demeure lui-même, bien heureusement, qu’une éventualité. Il serait pourtant dramatiquement naïf de croire, comme semblent le faire les dirigeants européens, que la proclamation d’indépendance n’était qu’une lubie de Carles Puigdemont et d’une poignée de députés, qui sera vite oubliée si l’on sait se montrer ferme. À cause de l’intransigeance des deux parties – et si, en la matière, Barcelone a sûrement une part de responsabilité, celle de Madrid est accablante – la société catalane est durablement, peut-être irrémédiablement divisée. La rupture, en espérant qu’elle ne dégénère pas en violence armée, ne va cesser de s’approfondir dans les villes, les quartiers, les villages, les familles elles-mêmes. Comment en sortir ? La voie de la répression et du déni que choisit Madrid avec la bénédiction de la « communauté internationale » ne peut produire que des effets dévastateurs, que le temps risque plus d’alourdir que d’effacer.

Madrid a convoqué des élections le 21 décembre et propose aux indépendantistes d’y prendre part, tout en continuant d’agiter en sourdine la menace d’une arrestation de leurs dirigeants, à commencer par celle de Carles Puigdemont. Rappelons, pour poursuivre le jeu des similitudes, que la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), le parti d’Ibrahim Rugova, était légalement enregistrée en Serbie et n’a jamais été interdite. Belgrade n’aurait pas souhaité mieux, du moins dans un premier temps, que de la voir accepter de participer aux élections « légales », ce qui aurait légitimé le système de répression mis en place au Kosovo.

Au jeu des différences, certains rappellent aussi que la majorité indépendantiste est fragile et relative en Catalogne quand elle aurait été écrasante au Kosovo. Cette vision rétrospective de l’histoire doit être critiquée, car le camp indépendantiste kosovar n’a que progressivement établi son hégémonie politique et culturelle, largement aidé en cela, comme de juste, par la répression du régime de Belgrade. Initialement, il fallait compter, avec les Serbes, les Roms, les Bosniaques et les autres minorités a priori hostiles à l’option indépendantiste, les nombreux Albanais qui étaient également attachés et intégrés au système yougoslave. Tous les Albanais du Kosovo étaient bien loin de penser, en 1990, que la seule option possible et souhaitable était l’indépendance, mais c’est Milošević qui a su assez vite les en convaincre… Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de comparer terme à terme l’état des opinions en Catalogne et au Kosovo, alors que chacun s’envoie à la figure des chiffres de manifestants et d’incertains sondages. Une seule chose est certaine : la société catalane est dramatiquement divisée, et ces divisions ne vont probablement que s’approfondir dans les temps à venir.

Le problème est européen, pas espagnol : l’UE a montré, par son inaction complice, qu’elle s’interdisait par avance d’être médiatrice dans les nouvelles crises qui ne manqueront pas d’apparaître.

De plus, les événements de Catalogne ne vont pas manquer d’avoir d’incalculables conséquences à l’échelle européenne. Deux messages ont été envoyés. D’une part, tout changement de frontière, tout processus de sécession, même démocratique, est interdit dans l’Union européen. Que les Basques, les Corses, les Kanaks ou les Polynésiens se le tiennent pour dit. Seuls les Ecossais conservent une petite chance de s’en tirer, surtout si le Royaume-Uni s’engage effectivement sur la voie du Brexit. Le problème est que les aspirations nationales ne peuvent pas s’effacer d’un coup de stylo, que les États sont tous, toujours et partout, des constructions provisoires aux frontières changeantes. Le problème est européen, pas espagnol : l’UE a montré, par son inaction complice, qu’elle s’interdisait par avance d’être médiatrice dans les nouvelles crises qui ne manqueront pas d’apparaître.

On a assez dit que l’UE avait échoué à son grand examen d’entrée dans la maturité politique en étant incapable de prévenir et de mettre fin aux guerres yougoslaves. Par son refus de se poser en médiatrice entre Madrid et Barcelone, par son soutien aveugle et inconditionnel à l’une des parties, elle vient de se recaler elle-même une seconde fois, et il n’est pas certain qu’il y aura encore une session de rattrapage. La guerre d’Espagne avait sonné le glas d’une certaine Europe démocratique, l’incendie allumé par les franquistes à Madrid et Barcelone n’a mis que quelques années à embraser tout le continent et le monde entier. Si l’histoire ne se répète pas, elle bégaie, et elle nous dira bien vite si, par leur silence, leur inaction, les Macron et autres Juncker devront porter une responsabilité comparable à celle d’Edouard Daladier et des gouvernements non-interventionnistes (mais si démocratiques !) de la fin des années trente.