« Camarade !, lance un responsable du parti. Je veux une critique et une autocritique ! L’homme répond. Une critique : mon frère a fui en Occident. Une autocritique : j’ai été un abruti parfait de ne pas le suivre. »
Cette blague hongroise qui circulait après le soulèvement de Budapest, en 1956, est l’une des nombreuses plaisanteries que l’on se racontait entre amis sûrs dans l’ensemble de l’Europe de l’Est, et dont l’évocation ponctue une imposante série en trois volets , L’occupation soviétique, que nous propose jusqu’au 20 avril 2025 la documentariste russe réputée, Tania Rakhmanova, sur la chaîne franco-allemande Arte.
Ce documentaire, riche de films d’époque, parfois poignants, et de témoignages s’étend des décombres de la Seconde Guerre mondiale à la construction du mur de Berlin, en août 1961.
Il retrace la mainmise progressive de Staline sur la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie, ce qui allait devenir la RDA et les autres pays de l’Europe de l’Est. Car la misère et les difficultés d’existence étaient telles au lendemain du deuxième conflit mondial que beaucoup n’ont pas saisi tout de suite ce qui se passait. Nous étions dans une logique de survie, se rappelle cet ancien Allemand de l’Est, et la priorité était d’avoir « un toit sur la tête, du chauffage et à peu près de quoi manger ».
Si les événements politiques tels qu’ils sont relatés dans L’occupation soviétique nous paraissent bien établis et connus, l’originalité profonde de ce documentaire porte sur les sociétés de ces pays soumis à une dictature toujours plus impitoyable, comment cette évolution était ressentie de l’intérieur par les populations.
Entre l’embrigadement de la jeunesse, la collectivisation forcée, la chasse aux koulaks ou paysans aisés, un terme qui est entré dans toutes les langues de la région, la surveillance constante par les organes de sécurité, la propagande omniprésente, les privilèges de la nomenklatura, la classe dirigeante, la lutte contre les religions, les récalcitrants écartés des études supérieures, on a parfois l’impression d’un « copié-collé » avec le système soviétique des années vingt et trente. Tania Rakhmanova, née en URSS, ne manque pas de le souligner d’ailleurs à plusieurs reprises, tant son enquête lui a rappelé ses propres années d’enfance et de jeunesse.
Des « bouées de secours » pour respirer
La documentariste a choisi également, de façon très judicieuse, de faire la part belle à toutes ces blagues que l’on chuchotait à des personnes de confiance et qui existaient aussi en Russie soviétique, souvent d’extraordinaires inventions anonymes de lucidité et de finesse politiques. Mais aussi de courage et finalement de résistance, que certains pourraient oublier, plus de trente ans après la chute du bloc soviétique.
Des inventions qui constituaient de véritables « bouées de secours au quotidien » pour pouvoir respirer et souvent liées à l’actualité ou à un contexte général. Ainsi, cette blague polonaise apparue peu après le vol de Gagarine, en 1961. « On annonce à un paysan : ’les Russes sont partis dans l’espace’. Il veut se rassurer tout de suite : ’ils sont bien tous partis ?’ »
Ou encore, en RDA, cette fois-ci : « Pourquoi les membres de la Stasi seraient de parfaits chauffeurs de taxi ? Parce qu’avant de monter dans le véhicule, ils savent comment tu t’appelles et où tu vas ».
Tania Rakhmanova ne résiste pas à l’envie de citer cette fameuse plaisanterie de ses jeunes années. « En URSS et en Russie aujourd’hui, c’est au peuple de servir le gouvernement. Pas l’inverse ».
Sur la propagande. « Le premier jour, j’ouvre la radio : Staline. Le deuxième jour, j’ouvre un journal : Staline. Le troisième, j’ouvre la fenêtre : un poster de Staline. Le quatrième, je n’ose pas ouvrir une boîte de conserve ».
Sur les confiscations à grande échelle de l’Armée rouge après la guerre : « C’est qui, les Russes ? Les libérateurs. Ils nous libérés de tout. Des Nazis, des montres, des voitures, des rails et des usines ».
On sourit souvent, en dépit des réalités sombres que recouvraient ces historiettes. « Les blagues politiques nous unissaient par-delà les frontières. On les chuchotait en privé, loin des oreilles indiscrètes et c’était le seul moment où l’on parlait vraiment librement. En URSS, elles nous ont aidés à supporter la dictature communiste. En Europe centrale, elles nous ont permis de survivre toutes ces années d’occupation », commente la documentariste russe.
Émigration intérieure
Pour les quelque 90 millions d’habitants de l’Est de l’Europe sous domination soviétique à la mort de Staline, en 1953, sans doute le moment le plus sombre, la plupart des gens s’étaient repliés dans un monde d’« émigration intérieure », où l’on fréquentait un cercle très restreint d’amis sûrs. Il y avait ce que l’on disait à la maison et puis, l’extérieur dominé par le langage officiel, se souvient le hongrois Zvolt Horvath.
Des images du procès Slansky, à Prague en 1952, où d’anciens dignitaires s’accusaient des crimes les plus extravagants, ne font plus sourire du tout.
Il y a eu une époque où le seul espoir était d’obtenir de petites concessions du pouvoir, comme d’avoir accès à la télévision ouest-allemande, mais la liberté politique était devenue impensable, se souvient l’ancien président allemand, Joachim Gauck, originaire de RDA. Dans un climat de pénurie générale, la débrouillardise prospérait. Un adage de l’époque en dit long : « Ne cherche pas à avoir cent roubles. Cherche plutôt cent amis ».
Sans avoir recours aux plaisanteries, des piques, même feutrées, ne plaisaient guère. Un Polonais sourit au souvenir du tollé qu’il avait suscité, jeune étudiant, à l’université en expliquant lors d’un exposé comment la science était incapable de se prononcer sur la société d’un lointain pharaon égyptien, « et encore moins la science marxiste-léniniste ». Imagine-t-on aujourd’hui la portée iconoclaste de tels propos de contestation ?
On terminera avec celle-ci, boucle de l’absurde. « Il n’y a pas de chômage mais personne ne travaille. Personne ne travaille mais le plan de production est respecté. Le plan de production est respecté mais il n’y a rien à acheter. Il n’y a rien à acheter mais on dit que les magasins sont pleins. Les magasins sont pleins mais tout le monde est mécontent. Tout le monde est mécontent mais il paraît que nous vivons dans le paradis socialiste ».
Il est probable que ce documentaire aura une suite logique, jusqu’au début des années 90 et la chute du bloc soviétique. On l’espère en tout cas.