Tomas Venclova n’est pas connu du plus grand nombre mais il n’en est pas moins l’un des plus grands poètes lituaniens et, âgé aujourd’hui de 87 ans, livre dans Nord magnétique un récit extraordinairement vivant de ce que fut la résistance culturelle en Lituanie et en Russie sous le régime soviétique.
Issu des entretiens fleuves accordés entre 2009 et 2015 à la poétesse et enseignante américaine Ellen Hinsey, Tomas Venclova évoque dans cet épais volume tout ce qui a compté dans l’essor de la dissidence en Lituanie.
La Lituanie connaît d’abord les années sombres du stalinisme, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Seuls quelques partisans ou « frères des bois » continuent de mener quelques actions contre l’occupant soviétique, jusqu’aux environs de 1950.
Nord magnétique étonne par la précision et la richesse d’un parcours intellectuel retraçant de l’intérieur sur plus de trente ans le cheminement d’un homme issu pourtant de la classe dirigeante. Son père était un dignitaire du régime soviétique lituanien.
Les vues de Tomas Venclova se sont radicalisées au fil des années, jusqu’à son départ d’URSS, en 1977. Il avait fondé l’année précédente le Groupe d’Helsinki pour la Lituanie qui, avec les autres groupes Helsinki en URSS, interpellaient le Kremlin sur ses obligations en matière de défense des droits de l’Homme, souscrites en 1975 et qui ont fini par gêner singulièrement le pouvoir. Il s’agissait de les « prendre au mot, en exigeant que la loi soviétique soit respectée ».
Lire Nord magnétique nous plonge dans une société et une atmosphère qui nous paraissent désormais si lointaines, où la poésie constituait un refuge face à la dureté des temps et où l’on se récitait des vers risqués à mi-voix dans des cercles d’amis sûrs.
1956, la Hongrie, la Pologne, le réveil brutal
Tomas Venclova décrit très bien comment cette résistance fut les premières années discrète et presque allusive. Il s’agissait de décoder par exemple tout simplement comment des professeurs « savaient esquiver la propagande : de temps à autre, ils l’honoraient tout en nous faisant comprendre qu’ils la considéraient avec une grande prudence ».
Le jeune Tomas, né en 1937, est alors encore communiste mais le rapport Khrouchtchev sur les crimes staliniens, ainsi que la répression des révoltes en Hongrie et en Pologne, en 1956, provoquent chez lui et chez beaucoup un « réveil brutal ». « J’ai compris que nous vivions dans un univers stalinien et que toute tentative de ’corriger ses erreurs’ de manière progressive était simplement naïve. Il fallait démanteler le système, un point c’est tout. »
L’ouverture de la librairie polonaise de Vilnius, où l’on peut se procurer des ouvrages inimaginables ailleurs, comme Proust, Virginia Woolf ou Faulkner, « même en traduction polonaise, mais c’était beaucoup mieux que rien », apporte également une bouffée d’oxygène à tous ces jeunes intellectuels et participe à l’évolution des esprits. Venclova reconnaît le rôle qu’a joué la Pologne, ce pays voisin et si proche, dans l’émancipation des esprits en Lituanie. Entretemps, « plusieurs figures culturelles revenaient de prison ou de l’exil sibérien ».
La rencontre avec Boris Pasternak, la parution du Docteur Jivago, est déterminante également pour le jeune Tomas dont les opinions deviennent « nde plus en plus hérétiques ». Le poète lituanien peut se vanter d’avoir connu d’importantes personnalités de la dissidence littéraire, ou en marge, à Moscou ou Léningrad, dont Joseph Brodsky, pour lequel il avoue son admiration. Il dresse les portraits de plusieurs d’entre eux, comme celui de la poétesse Anna Akhmatova, décédée en 1966, qui était la dernière représentante de « l’âge d’argent », cette période d’une exceptionnelle fécondité artistique en Russie entre 1890 et 1920. Il n’éprouve guère de sympathie par contre pour le poète Evtouchenko qui « pour nous, était un membre de l’establishment » officiel.
Littérature : Staline plutôt bien informé, Khrouchtchev non
Tomas Venclova souligne ce paradoxe. Nikita Khrouchtchev, qui impulsa le dégel de la déstalinisation, ne s’y connaissait guère en littérature, se faisant conseiller la plupart du temps, alors que Staline était « plutôt bien informé » sur le sujet. Il comprenait « en général la valeur relative des différents auteurs ». « Pasternak, Boulgakov, Akhmatova ou Platonov étaient préférables aux écrivaillons -particulièrement si l’on arrivait à les transformer en bardes du régime (pour ce qui est de Boulgakov et de Pasternak, Staline a failli y réussir). »
Les peintres non-officiels, le dégel et les revirements de Khrouchtchev, reflets des combats politiques, l’émotion suscitée par le suicide par le feu de Romas Kalanta, en 1972 à Kaunas, comme Jan Palach à Prague en 1969, pour protester contre la soviétisation, les publications d’Alexandre Soljenitsyne, les controverses autour de la possibilité de l’exil (ne vaut-il pas mieux « tenter d’élargir le champ du possible » sur place ?), toute une époque et ses polémiques, ses émois, ses interrogations, revivent avec force dans les souvenirs de Venclova.
Il rappelle de même les débats entourant les « contestataires intrastructurels » qui pensaient au début des années 70 qu’il était préférable de changer le système de l’intérieur. « Des communistes de ce genre ont joué un rôle dans la préservation de l’identité lituanienne, tout en courant le risque de la servilité et de la démoralisation. »
La dissidence russe et une alternative réelle au régime
Tomas Venclova, qui vit maintenant aux Etats-Unis où il a enseigné à l’université de Yale, estime que la « perestroïka et l’effondrement de l’URSS ont été considérablement accélérés par les dissidents ».
Il récuse être un « outsider », en référence à ceux qui considèrent qu’il a vécu désormais trop longtemps à l’étranger pour sentir véritablement les réalités lituaniennes d’aujourd’hui. « L’exil et un certain sentiment de distance peuvent apporter un faisceau subtil de connaissances du pays d’origine, qui ne sont pas nécessairement accessibles aux gens vivant dans ce pays... En règle générale, on perçoit plus clairement les grandes lignes de l’évolution d’un pays si l’on n’est pas impliqué dans les querelles locales. »
Il en est convaincu. « La résistance finit toujours par payer », pensait-il déjà à la mort de Pasternak, en 1960. La disparition de l’écrivain fut « un tournant décisif dans l’histoire de l’URSS et de la résistance culturelle au sein du monde communiste », alors même que le régime pouvait encore « mutiler les âmes ».
Et pourtant, conclut-il, désabusé, dans ces propos tenus avant 2015 et qui résonnent étrangement aujourd’hui. « Les dissidents soviétiques (contrairement aux polonais, par exemple) n’ont jamais atteint le point critique où ils auraient été en mesure de proposer une alternative réelle au régime. Ce fait peut en partie expliquer l’échec de la Russie postcommuniste. »