Blog • L’Inventaire de Nada Prlja : « Subversion au rouge »

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« Discussion Rouge II » (2019), détail
© Photographie : Raul Betti

« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir », rappelait Simone Weil [1]. Double objectif que l’on retrouve chez Ernst Bloch : effectuer un inventaire lucide du présent et esquisser le dessin d’un autre futur au travers des traces du « pas encore » (noch nicht) [2].

Le travail artistique que Nada Prlja présente le cadre de la Biennale d’art contemporain de Venise 2019 s’inscrit dans cet horizon. « Subversion au rouge » (Subversion to Red) relie en un tout cohérent différentes démarches et pratiques artistiques réalisées entre 2013 et 2019 avec pour enjeu central la question de l’après communisme.

La subversion du communisme, du « monde communiste », tant « réel » qu’idéologique, effaçant l’« -isme » permet de poser la question de l’être en commun, du « nous », et de ses valeurs cardinales — notamment l’émancipation, l’empathie, la solidarité comme autant d’éléments d’un nouvel universalisme à inventer et à mettre en pratique.

L’artiste précise son angle d’attaque : loin de tout idéalisation, il s’agit pour elle d’envisager une possible réactualisation du « socialisme » tout en étant consciente tant des risques encourus que du bénéfice escompté par la « récupération » d’éléments symboliques positifs. Subversion donc au « communisme initial » — « soit la promesse du véritable assemblement et de l’unité non factice », donc d’un « absolu démocratique » [3].

Formulé dans les termes d’Alain Badiou : d’une part, il s’agit certes de prendre la mesure de l’obsolescence du marxisme, du mouvement ouvrier, de la démocratie masse, du Parti du prolétariat et de l’État socialiste — caractérisant la deuxième séquence de l’« hypothèse communiste » (période allant de 1917 à 1976). D’autre part, il importe cependant de procéder à une lecture plus précise de ce qui est trop souvent simplement jeté aux oubliettes au titre « d’expérience négative des États socialistes » [4]. Ici, il faut y regarder de plus près, un inventaire s’impose.

Depuis la « chute du mur », nombre d’études parlent d’un processus de transition plus complexe qu’on ne le dit. L’intégration à « l’Europe retrouvée » devait résulter d’un savant dosage d’acceptation de normes et modes de faire imposés par « l’Ouest » et d’adaptation aux pratiques habituelles de « l’Est » qui trouvaient ainsi un mode de survie [5]. Des approches de type anthropologique, nous songeons notamment à l’excellente étude menée en RDA à la hauteur du trottoir par Nicolas Offenstadt, démontrent à l’envi que le « monde disparu » est toujours encore porté par celles et ceux qui l’ont expérimenté et que multiples sont les stratégies de réappropriation irréductibles à une vision d’ensemble simplificatrice [6].

Ces deux types d’investigation, premièrement, décrivent un processus d’appropriation du passé composite, fait d’effacements, mais aussi de résistances et de réinventions. Deuxièmement, ils rappellent que l’histoire politique est fondamentalement subjective et donc disjointe de l’histoire étatique — aujourd’hui comme par le passé. Le paradoxe étant que « l’Est », libéré de l’identification de la politique à l’État-parti policier, peut potentiellement retrouver l’essence, le sens, de la politique comme libre activité du collectif avec l’émancipation comme boussole. « Émancipation » à entendre à la fois comme souvenir d’une promesse non tenue et rêve d’un « pas encore » à-venir.

Face à ce « possible », le retour à une politique autoritaire, populiste et démagogique en Europe médiane, que l’on peut qualifier de démocrature, se laisse interpréter comme un retour en arrière, le symptôme d’une rupture non assumée qui bloque l’émergence d’une Europe autre — pour rappeler ici de manière allusive l’espoir d’un lointain automne 1989. Espoir déçu dont on se satisfait bien volontiers à « l’Ouest » — quand bien même fut-ce au prix d’une crise générale et de ruptures politiques anticipant l’effondrement que nous annonce l’anthropocène [7].

C’est selon nous dans cette perspective qu’il faut situer la démarche artistique et l’inventaire que propose Nada Prlja. Son propos s’inscrit dans un premier temps dans l’espace yougoslave — horizon qui mieux que d’autres permet de faire l’inventaire d’un « socialisme à visage humain », de pratiques autogestionnaires et disruptives y compris dans les milieux artistiques dont il importe d’assumer l’héritage. Cette insoumission, anticipant le dépérissement de l’État, contient en germe la possibilité d’une autre transition, d’une autre politique : l’histoire commence à peine…

La série « La Collection : elle fait ce qu’elle veut » (2019) fait ainsi explicitement référence aux sculpteurs et peintres yougoslaves Jordan Grabuloski (1925-1986), Olga Jevrić (1922-2014), Borko Lazeski (1917-1993) et Boris Nikoloski (1917-1993). On rappellera ici brièvement la critique dévastatrice formulée en 1953 par Borko Lazeski — auteur de fresques monumentales à Skopje — dénonçant le réalisme socialiste comme forme artificielle et contraignante, qui, comme toute forme d’agression ou de violence, ne peut aboutir à aucun résultat.

Autre volet du projet « Subversion au rouge », les performances (« Red-iness : Robespierre », 2013 et « Red-iness : Gestalt », 2013) renvoient explicitement au cinéma yougoslave des années 1960 et 1970, plus particulièrement à Dušan Makavejev (1932-2019), Želimir Žilnik (1942) et Aleksandar Petrović (1929-1994) — soit les figures de proue du mouvement « vague noire yougoslave » réputé pour leur critique sans concession de la société yougoslave.

« Red-iness : Robespierre » (2013), installation vidéo à Venise, 2019
© Photographie : Andrea Avezzù

On lit ici la stratégie de Prlja, il s’agit, pour elle — née en 1971 (à Sarajevo) — d’un retour à une génération d’artistes engagés afin d’initier un travail d’appropriation pour en retranscrire le résultat dans ses propres œuvres. Son travail artistique relève à cet égard d’une mise en pratique de cette relecture critique du socialisme yougoslave afin d’inventorier les « possibles » et de les actualiser.

La sculpture « La Collection : elle fait ce qu’elle veut. Sans titre I » (2019) illustre la démarche (ci-dessous). D’une part, sa structure fait explicitement référence à la forme caractérisant le complexe d’immeubles Gradski Zid (City Wall) construit à Skopje après le tremblement de terre de 1963, et, d’autre part, l’œuvre incorpore des éléments inspirés par Olga Jevrić.

Aux performances (vidéos) et sculptures mentionnées s’ajoutent les débats prenant la forme de performances publiques. D’abord, à la Galerie Calvert (Londres) : « Discussion Rouge I » (2013) avec pour intervenants Dave Beech, Hannah Black, Gail Day, Mark Fisher et Nina Power ; puis « Discussion Rouge II » (2019) à Venise avec la participation de Charles Esche, Maurizio Lazzarato, Chantal Mouffe, Laura Raicovich et Artan Sadiku. Avec mise en scène à l’identique : une table recueille progressivement les mots clés de la discussion (solidarité, imagination, travail, capital, aliénation, autocritique, le rôle de l’état…) pour être ensuite exposée. Avec l’enregistrement des débats, la table tient lieu d’œuvre phare du projet « Subversion au rouge ».

Avec ces deux débats, l’inventaire de Nada Prlja étend son champ qui n’est plus limité au seul espace post-yougoslave ou d’Europe médiane, le corpus de la pensée socialiste qui est maintenant discuté au-delà de toute frontière. Le but n’étant pas d’appeler à monter aux barricades mais de libérer des idées et valeurs de leur gangue et d’en questionner leur pertinence et actualité. Le dispositif lui-même devenant l’objet d’une autocritique radicale : que penser d’une telle initiative artistique réalisée dans un contexte institutionnel fortement conditionné par une logique néolibérale exigeant la promotion et, au final, le commerce de « produits » artistiques ? Ce paradoxe exige une position éthique radicale qui déconstruit les mécanismes institutionnels à l’œuvre.

Le débat, plus particulièrement celui de Londres, prend parfois des allures par trop théoriques déclinant une approche marxiste au final assez classique. On peut regretter l’absence de positionnements ancrés à gauche mais plus ouverts : on songe ici notamment à la philosophie du « pas encore » de Bloch, à la réflexion sur l’autonomie menée par Castoriadis ainsi qu’au concept d’émancipation développé par l’École de Francfort (des pères fondateurs Adorno, Horkheimer et Marcuse à Rosa en passant par Habermas et Honneth), sans oublier des positions avant-gardistes incarnées notamment par Haraway.
Au vu des errances des différentes gauches et de l’impossibilité en l’état d’inventer un modèle révolutionnaire différent, un inventaire conséquent ne peut faire l’économie de points de vue aussi variés que légitimes. Le dogmatisme est un luxe que l’on ne peut plus se permettre lorsque l’enjeu est de reformuler le marxisme et une pensée qui se veut progressiste. Le débat doit être ouvert dans tous les sens du terme. Comme le signifie Chantal Mouffe : « Une société démocratique exige un débat sur toutes les alternatives possibles et elle doit proposer des formes d’identification collective autour de positions démocratiques clairement différenciées. » [8]

Le deuxième débat organisé dans le cadre de la Biennale de Venise nous semble bien mieux répondre à cette exigence [9]. Les interventions sont plus ancrées dans la réalité, ainsi l’intervention d’Artan Sadiku, posent de manière critique la question de la pertinence des stratégies anti-institutionnelles (Chantal Mouffe) et relèvent le défi de penser à nouveaux frais l’émancipation par « des temps apocalyptiques » et de penser les « possibles non réalisés » (Maurizio Lazzaroto) [10]. Bref, le défi de « Reformul[er] le projet émancipateur en termes de radicalisation de la démocratie » [11] est bel et bien ici relevé.

« Discussion Rouge II » (2019)
© Photographie : Ana Lazarevska

Notes

[1Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs de l’être humain, Paris, Flammarion, 2014, p. 113. Rappelons que le livre date de 1943 et fut publié par Camus en 1949.

[2Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978 (Klincksieck, 2017).

[3Pour reprendre les propos éclairant de Jean-Luc Nancy & Jean-Christophe Bailly, La comparution, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991 (2007), pp. 44–45.

[4Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom, Paris, Lignes, 2007, pp. 152–153.

[5Cf. les études analysées par Christophe Solioz, « The European Integration of the western Balkans – Part I », SEER, 21 (2018) 1, pp. 9-29 et « The European Integration of the western Balkans – Part II », SEER, 21 (2018) 2, pp. 153–200.

[6Nicolas Offenstadt, Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, Paris, Stock, 2018.

[7Cf. Yves Cochet, Devant l’effondrement, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019.

[8Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016, p. 50.

[9Le lecteur intéressé pourra se faire sa propre opinion, les textes étant accessible à l’adresse internet suivante : https://nprlja.files.wordpress.com/2019/07/nada-prlja-subversion-to-red-la-biennale-di-venezia.pdf.

[10Dont on lira le dernier ouvrage Maurizio Lazzaroto, Le capital déteste tout le monde. Fascisme ou révolution, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.

[11Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p. 103.