Blog • Journal de voyage dans les Balkans d’un jeune homme en 1934

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Voyage sentimental, de François Fejtö, traduit du hongrois par Georges Kassaï, Gilles Bellamy et Marie-Louise Tardres-Kassaï, revu et complété par l’auteur, édition des Syrtes, Poche, 2024, 12,50 euros

François Fejtö, le futur spécialiste renommé de l’Europe centrale et orientale, a vingt-cinq ans lorsqu’il entreprend en 1934 un périple à la fois familial et intellectuel à travers la Croatie et la Dalmatie, à l’heure où montent les dangers des totalitarismes sur l’Europe, et consigne dans son journal de voyage ses rencontres et ses interrogations sur un monde de plus en plus menaçant.

Le jeune Hongrois vient de purger plusieurs mois de prison pour sympathies marxistes. Il décide de rendre visite aux membres de sa famille qui vivent désormais, depuis la fin de l’empire d’Autriche-Hongrie, en Croatie yougoslave. François Fejtö ne cache pas sa nostalgie de « l’époque où les frontières actuelles ne nous séparaient pas encore », avec les réunions familiales et « ses moments de joie tantôt à Zagreb, tantôt à Fiumicello, tantôt à Nagykanizsa ou à Abbazia, aujourd’hui Opatija ». Tout un monde austro-hongrois disparu, dispersé, dont il garde un souvenir de « prospérité » et où « les Chemins de fer du Sud et la perspective de passer de bons moments ensemble permettaient, pour quelque temps, de remédier aux effets de la diaspora familiale... »

Pèlerinage familial

Voyage sentimental, publié pour la première fois en 1935 à Budapest, et que les éditions des Syrtes édite cette année en poche, constitue une évocation saisissante de ce monde polyglotte et multiculturel qu’était l’empire d’Autriche-Hongrie. Ainsi, à Fiume, l’actuelle Rijeka, on pouvait voir une « foule bruyante et bigarrée d’Italiens, de Hongrois, de Slovènes, d’Autrichiens et de Croates, avec (ses) cafés toujours bondés, avec (ses) marins au teint hâlé ».

François Fejtö dresse un portrait très émouvant de sa mère, morte dans la plus profonde solitude après une séparation et rongée par la maladie, mais aussi de l’oncle « roué » et quelque peu libertin, très amateur de jeunes filles. Il convient de citer aussi le parcours plein d’intérêt du grand-père juif de culture allemande installé en Hongrie à la fin du 19-ème siècle comme imprimeur. « Le triomphe des idées et de la pratique libérales semblaient effacer les différences d’origine ethnique. Pays de peuplement, la Hongrie de la fin du siècle était une petite Amérique où les enfants des nouveaux immigrés s’assimilèrent aux autochtones (...) Les mariages mixtes devinrent de plus en plus fréquents. »

Mais ce Voyage sentimental de François Fejtö (1909-2008) n’est pas seulement un pèlerinage familial. Ses pérégrinations, qui le mènent d’abord à Zabreg puis en Dalmatie jusqu’à la magnifique ville de Dubrovnik, l’ancienne Raguse des Vénitiens, sont autant d’occasions de rencontres, de choses vues et de débats sur ce monde fiévreux où l’Allemagne de Hitler inquiète et l’URSS de Staline fascine ou fait peur.

Choses vues et rencontres dans des Balkans sous tension

Le nationalisme croate couve dans la nouvelle Yougoslavie. Une page splendide et très évocatrice décrit des pèlerins « de toutes les classes sociales » conduits par un évêque à Maria Bistrica. "Ca n’a rien à avoir avec la religion (...) C’est une manifestation politique », avertit un inconnu. « En effet, pour la première fois depuis six ans, le peuple croate a pu assister à l’apparition publique de son drapeau national (...) que l’évêque avait eu l’audace de sortir de la cathédrale (...) Les gens jubilaient, applaudissaient, agitaient les mains ; expression de leur aspiration à l’indépendance, le fait d’avoir pu hisser le drapeau national symbolisait à leurs yeux la levée de tous les interdits. »

Ailleurs, l’un de ses interlocuteurs s’interroge sur la possibilité des Slaves du Sud, Croates, Serbes et Slovènes, à vivre dans un même ensemble, fédération ou confédération.

Autant d’aperçus sur les débats intellectuels de l’époque dont Voyage sentimental fourmille. Le courant passe mal avec l’écrivain Miroslav Krleza, qui domine déjà la scène littéraire de langue croate, les interrogations sont fréquentes sur l’avenir de la Bosnie, si « hétérogène », au sein d’une confédération, on y voit des touristes allemands hautains porteurs de croix gammées. L’artiste Petar Dobrovic bouscule le jeune Fejtö, en pleine quête de lui-même après l’épreuve de la prison. François Fejtö se juge sévèrement, « touriste de luxe désargenté en quête de plaisirs bon marché, un bourgeois raté ou un faux prolétaire ».

Son Voyage sentimental lui fournit enfin l’occasion de faire le point sur sa pensée politique et de prendre ses distances avec le mouvement communiste. « Je me suis rendu compte que cette foi dans le pouvoir thérapeutique de la terreur révolutionnaire, et dans la dictature, a conduit la Russie vers l’abîme. »

On voit s’affirmer chez le jeune homme, de façon encore peut-être schématique, des idées que l’auteur de l’Histoire des démocraties populaires développera tout au long de sa vie en faveur de la démocratie occidentale de l’après-guerre.

Il n’y a pas « deux alternatives, soit un bain de sang, le Grand Soir du règlement de comptes où tout doit renaître, soit le pourrissement, la stagnation avec ses cycles de mieux-être et de dépression. Moi, je préférerais une troisième voie, bien moins excitante mais capable d’assurer une progression ordonnée. Il n’y a pas seulement l’Amérique et les Soviets. Il y a aussi la Suède. » François Fejtö n’a guère dévié de cette analyse par la suite.

Contraint de quitter la Hongrie fascisante de l’amiral Horthy, il s’exile en France en 1938 et ne retournera dans son pays qu’en 1989, pour les obsèques nationales d’Imre Nagy, l’une des personnalités essentielles de l’insurrection de Budapest, en 1956.

Journaliste à l’Agence France-Presse pendant plusieurs décennies, il a acquis une grande notoriété comme spécialiste de l’Europe centrale et orientale, son Histoire des démocraties populaires ayant été traduit en de nombreuses langues.