Blog • Hantise moldave

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Et demain les Russes seront là, de Iulian Ciocan, traduit du roumain (Moldavie) par Florica Courriol, Tropismes éditions, 2023.

Les chars russes de Transnistrie sont aux portes de Chișinău et les habitants de la capitale moldave fuient par milliers, terrorisés, vers la Roumanie voisine. Les dirigeants de la petite République, qui appelaient pourtant à la résistance, se sont appropriés le seul avion disponible pour se réfugier à l’étranger : mal leur en prend, l’appareil est abattu par un Mig. Il n’y a aucun survivant.

Ce scénario catastrophe de Et demain, les Russes seront là n’a pas été inspiré par les événements en Ukraine. Le livre a été publié en roumain en 2015, bien avant cette triste journée du 24 février de 2022 où les chars de Poutine ont franchi les frontières ukrainiennes.

L’action est censée se passer ici en juin 2020 et est le fruit de l’imagination d’un jeune écrivain moldave, Marcel Poudre. Il conçoit ce scénario dramatique en 1995, dans les premières années qui ont suivi l’indépendance de la Moldavie de l’Union soviétique, et il cherche désespérément à se faire publier.

Deux époques toutes aussi sombres

Deux époques donc dans ce roman, la Moldavie des débuts de l’indépendance et le début de la décennie 2020. Deux époques aussi sombres l’une que l’autre, d’un pessimisme résolu sur l’avenir du pays. Marcel présente lui-même son roman comme une « dystopie bessarabienne », du nom que l’on donnait à cette région limitrophe du monde roumanophone et de l’Ukraine, la Bessarabie. Un monde que se sont âprement disputés au cours des siècles l’empire russe et l’empire ottoman.

L’indépendance de la Moldavie a toujours été menacée depuis sa séparation de l’URSS et l’est encore aujourd’hui, plus de trente ans après, par la Transnistrie, ce territoire qui refuse de reconnaître l’autorité de Chișinău, et qui est étroitement contrôlé par Moscou. 1500 soldats russes y stationnent. Une hypothèque énorme sur le destin de la Moldavie, attisée encore par les événements en Ukraine. Ce n’est pas un hasard si Chișinău s’est vu reconnaître le statut de candidat à l’UE en même temps que l’Ukraine, en juin 2022, pour les conforter dans leurs perspectives européennes.

Ce danger des troupes russes si proches constitue une hantise pour les Moldaves dont Iulian Ciocan se fait l’interprète dans le roman. Cette angoisse de la plupart des Moldaves de retomber dans l’orbite d’un monde russe et de se voir priver d’un destin européen constitue sans aucun doute le point fort de Et demain, les Russes seront là (Iar dimineaţa vor veni ruşii).

« Mon point de départ a été la peur de l’envahisseur qui a toujours existé en Moldavie. J’ai voulu l’exploiter littérairement », expliquait l’année dernière Iulian Ciocan, dans un entretien au Monde, alors que son livre était en cours de traduction.

« C’est une dystopie », donc une fiction, « mais en regardant les tragiques événements d’Ukraine, je constate avec effroi qu’elle pourrait devenir réalité », ajoutait le journaliste et écrivain moldave né en 1968.

Farce et grotesque, le chaos de la transition et ses magouilles

Iulian Ciocan prête beaucoup de ses traits à Marcel Poudre, c’est manifeste. Le personnage est très influencé, comme l’a été Ciocan, par les récits de science-fiction dans les dernières années de l’Union soviétique et qui permettaient de rompre l’ennui des « interminables journées brejnéviennes ». Ces récits des frères Strugatsky par exemple donnent au jeune Marcel un aperçu d’une « contre-utopie » à l’univers soviétique et d’« entrevoir les forces du bien en-dehors et au-delà de la tyrannie du Grand Frère de l’Est ».

Le ton de Et demain les Russes seront là oscille souvent entre la farce et le grotesque. Le trait est appuyé, les noms mêmes des personnages sont caricaturaux, Poudre, Pigonneau,... pour souligner encore leurs caractéristiques psychologiques.

La vision est extrêmement sévère sur la réalité balkanique.

Iulian Ciocan dépeint avec force les grands moments de détresse de la Moldavie des débuts de l’indépendance où le plus grand nombre tentait désespérément de survivre « dans la jungle de la transition postsoviétique ». Chișinău, qui « fourmillait de racaille », pouvait « donner l’impression d’un immense marché aux puces ». « Le chaos de la transition jetait un voile pudique sur d’innombrables magouilles. »

On sourit aux flèches lancées contre le monde littéraire moldave rongé par l’opportunisme et le conformisme. Iulian Ciocan, qui avait reçu en 2018 à Paris le prix du jury du Salon du livre des Balkans pour Le Royaume de Sasha Kozak, ne s’est certainement pas fait que des amis en écrivant ce livre.

La chasse à « la roumanité et à l’occidentalisme »

Lorsque les chars russes envahissent la Moldavie, en 2020, le tableau est toujours aussi crépusculaire et grimaçant. Les officiels moldaves qui fuyaient le pays après avoir appelé à la résistance étaient de toute façon des « canailles, des fantoches qui volaient sans scrupules ». Et les nouvelles autorités pro-russes sont bien déterminées à « éradiquer toute allusion possible à la roumanité et à l’occidentalisme ».

Elles mènent la chasse aux « roumanisateurs » et autres « libéraux occidentalisés ». On tente de convaincre Nicator Pigonneau, modeste professseur de latin, d’enseigner le moldave mais en caractères cyrilliques, comme du temps de l’URSS.

Une modeste bibliothécaire est forcée par les occupants de jeter au feu les grands classiques de la littérature roumaine. « Elle s’était rendu compte alors qu’elle était en train de perdre une partie de son être profond. » Peut-être la dernière lumière d’espoir et de résistance de l’identité moldave face à l’envahisseur russe.