Ils sont une douzaine, Grecs, Albanais, Grecs d’Albanie et même valaque pour l’un d’entre eux, réunis sur un chantier de construction en Épire, tout près de la frontière albanaise, et désœuvrés par une journée de pluie persistante, évoquent leurs destinées si particulières, longtemps séparées par les convulsions de l’Histoire, eux qui étaient pourtant si proches.
L’Épire, cette région du nord de la Grèce, limitrophe de l’Albanie, Sotiris Dimitriou la connaît bien, car il en est originaire et Dieu leur dit frappe par l’authenticité de tous ces récits d’hommes rudes et quelque peu farauds, prompts à décocher un sobriquet désobligeant sur l’autre et sa communauté, mais néanmoins profondément humains et finalement solidaires.
Pendant des décennies depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la communauté des Épirotes, comme on appelle les habitants de l’Épire, fut coupée en deux. Il y avait ceux vivant en Grèce, au sud, et ceux du nord, les hellénophones d’Albanie, considérés avec la plus grande suspicion par le régime d’Enver Hoxha, au pouvoir à Tirana. Il faudra la chute de la dictature pour que les liens se rétablissent de façon tumultueuse, lors de la "Grande Vague", au début des années 90, entre les deux côtés de la frontière.
Tous ces hommes, dans ce roman très oral, s’activent pour le compte de Tsitos, "l’émigré", ainsi surnommé pour ses nombreuses années passées en Allemagne. Taciturne et quelque peu mystérieux, il a décidé de construire une vaste maison à proximité de son village d’origine.
Avec l’aide de Nikolas, son maître d’œuvre et de maîtres maçons grecs, il a constitué une équipe de hasard, composée de clandestins ou non, où chacun se confie, ce jour de pluie, à ses camarades, alternant propos bravaches et chants traditionnels, qui font partie du patrimoine de l’Épire, d’une culture commune dans laquelle plusieurs se retrouvent.
L’atmosphère est virile, très bavarde, mais n’empêche pas, encore une fois, une véritable sympathie de s’installer. Et dans les récits de toutes ces destinées, se profile l’histoire, peu connue en Europe occidentale, de cette région des Balkans. L’action se déroule au début des années 2000.
« Se tirer »
Il y a Gjergij, auquel ses compagnons attribuent parfois le prénom grec de Yorgos : un Albanais clandestin, une émouvante personne, instituteur un temps dans son pays qui a choisi d’offrir ses bras comme simple ouvrier en Grèce. "Un gars qui avait de l’allure. Après le boulot il enfilait une chemise propre (...) Si tu tombais sur lui à la station des bus pour l’Albanie c’était un plaisir de le voir. Svelte, mis comme un monsieur, encore jeune, il rentrait avec ses beaux sacs de voyage".
Filippis est un autre clandestin venu d’Albanie, hellénophone. "Tout gosse déjà, aussi loin que je me rappelle, je voulais me tirer en Grèce. Se tirer : on n’avait que ce mot à la bouche en ce temps-là".
On évoque une vieille dame, inconsolable depuis la disparition de son fils, Christos, alors qu’il tentait de gagner la Grèce. Un autre se rappelle sa fuite rocambolesque par l’ambassade d’Italie à Tirana avant de rejoindre l’Italie puis la Grèce. "Quelques jours après on est arrivés à Athènes et la vie a suivi son cours". Une phrase à l’image du livre, sans fioritures et concise, sans états d’âme, au plus près de la destinée de toutes ces personnes.
Les récits sont toujours sobres et vrais, aidés par une langue parlée vive et truculente, inspirée par le dialecte épirote qu’avait déjà utilisé Sotiris Dimitriou dans son premier livre, Heureux soit ton nom (Quidam éditeur) . La traductrice, Marie-Cécile Fauvin, explique dans un "avertissement au lecteur" avoir eu recours, contre toute attente, aux expressions entendues dans son enfance dans les campagnes du sud du Massif central pour traduire la verdeur de certaines expressions et cela convainc plutôt.
« On vous suivait à l’oreille »
Les souvenirs de Léonidas, un Grec d’Albanie, sont particulièrement puissants. Il décrit comment son village était séparé de la Grèce par une simple crête et que l’on pouvait entendre la vie de l’autre côté, en Grèce, sans la voir.
"Toutes ces années-là on avait la tête ici, chez vous ... Quand le coq chantait dans vot’ village il chantait dans le nôtre (...) En 65, en 68 et en 70, vous avez construit de nouvelles églises à Povla. Ça carillonnait plus pareil".
"Nous on vous suivait à l’oreille, poursuit-il avec amertume, et vous ne saviez même plus qu’on existait (...) Même pour les meilleurs d’entre vous on n’est que des traîne-misère des rien-qui-vaille".
Dans l’Albanie d’Enver Hoxha, fait-il remarquer à ses compagnons, "t’avais un bout de pain à croûter et si tu te mêlais pas de politique t’avais pas d’emmerdes".
Sotiris Dimitriou, né en 1955, auteur de nouvelles et de poèmes, évite plusieurs écueils, notamment celui de l’apitoiement, dans son récit de cette humanité pauvre, longtemps séparée par les frontières et encore travaillée par les préjugés de toutes sortes. Une humanité qui a pourtant une langue en commun, des chants aussi et qui, maintenant réunie, se disperse de plus en plus aux quatre coins du monde, comme le fils de Stavros parti pour l’Amérique sans esprit de retour.
Cette solidarité et ce rapprochement entre ces hommes perdus dans la montagne ne dureront sans doute que l’espace d’une journée de pluie. L’unité retrouvée a laissé place à l’éparpillement.