C’est sur un simple cahier d’écolier que Yannis D. Yérakis décida à la fin de sa vie, dans les années soixante, d’évoquer ses jeunes années de pêcheur d’éponges , au début du vingtième siècle, plongeant nu dans la mer lesté d’une pierre, faisant revivre tout un monde disparu grâce à une justesse de ton magnifique.
Yannis Yérakis (1887-1971) le dit lui-même au début de son récit. Son projet d’écriture est un « devoir, par rapport à l’histoire de notre île », sa chère Kalymnos, dans l’archipel du Dodécanèse, encore à l’époque sous domination ottomane, « puisque j’ai eu personnellement la chance (ou la malchance) d’exercer ce métier extraordinaire de pêcheur d’éponges ». Profondément croyant, Yérakis cite ailleurs l’Evangile selon Saint-Jean : « celui qui a vu témoigne, et son témoignage est véridique ».
L’autre chance est certainement d’être allé à l’école, de savoir lire et écrire. Et il va s’en servir pour nous laisser ce texte peu commun. On devine qu’il fut un jeune élève prometteur. Une scène est évocatrice à cet égard. Yannis rencontre quelques années plus tard son ancien instituteur."Dommage", soupire seulement celui ci. Il lui imaginait certainement un autre destin que celui de pêcheur d’éponges.
Il faut que je vous explique...
Une formidable volonté de raconter habite Yérakis, étrangère à toute prétention littéraire mais dotée d’une puissance d’évocation rare. Il le dit très bien lui-même : il veut « mettre (les événements qu’il a connus) par écrit pour ne pas les emporter avec moi et les faire disparaître ». Les éditions Cambourakis publient aujourd’hui en poche cette petite merveille.
Les quelques tournures candides à l’adresse du lecteur pour relancer son attention, comme « il faut absolument que je vous raconte », « il faut que je vous explique », « pour faire court », contribuent à la fraîcheur unique de ce texte publié pour la première fois à Athènes en 1999 grâce à ses proches et traduit en français par son neveu, Spiro Ampélas. L’historien de la Méditerranée, Daniel Faget, souligne en préface la rareté de ce type de témoignages directs en ces années-là sur la vie des simples pêcheurs de la mer Egée.
On reste confondu par la mémoire infaillible et la précision de Yannis Yérakis, conscient d’être le dernier à se souvenir de certains événements ou de malheureux camarades disparus en mer, dévorés par les requins, dont il cite les noms comme un cri. Yannis se plaint rarement. Tout juste concède-t’il à un moment. « Malheureux plongeurs ! Esclaves de la mer. Comme vous avez souffert ! »
Les premiers pages de son cahier, qui fait une soixantaine de feuillets, évoquent son séjour, jeune adolescent, en Russie tsariste. Il travaille dans des ateliers de Saint-Pétersbourg pour un salaire dérisoire, comme de nombreux autres compatriotes. On découvre à l’occasion cette autre émigration de la misère au début du vingtième siècle, celle d’une communauté grecque partie en Russie et qui fut ballotée par l’Histoire. Beaucoup d’entre eux ont disparu à tout jamais après la révolution d’Octobre, emportés par la terreur stalinienne ou l’oubli. Ils sont devenus russes, écrit sobrement Yannis. Certains « ıGrecs de Russie » revenus au pays se retrouvaient encore dans les années cinquante et soixante dans certains quartiers d’Athènes, en évoquant en russe leurs souvenirs de là-bas, à l’Est.
Des terriens sans expérience de la mer
Yannis, lui, parvient à revenir dans son île en 1902 et s’engage comme pêcheur d’éponges. La période paraît particulièrement propice. « C’est le moment où les scaphandres ont été interdits sur tout le territoire ottoman ». Les pêcheurs d’éponges ne pouvaient en effet pas concurrencer ces « machines meurtrières et destructrices qui apportaient le deuil et la tristesse », après des accidents de plongée. Un scaphandrier pouvait ratisser les fonds marins à son aise, protégé du froid par sa combinaison, sans commune mesure avec le pêcheur nu accompagné de sa pierre de lestage et sa corde le reliant à l’embarcation à la surface. Il ne disposait que de quelques minutes pour chaque plongée.
Tous les espoirs sont permis et le jeune homme part en mer l’été de 1903. Les embarcations, pour la plupart de frêles esquifs, sillonnent le eaux de l’archipel du Dodécanèse, ou s’aventurent jusqu’au large de la Crète, poussant même jusqu’aux côtes de « Barbarie », qui correspondent aux rives de la Tunisie et de la Libye actuelles.
Les équipages sont composés de « terriens », reconnaît Yérakis, des paysans ou des meuniers, qui n’ont pas d’expérience particulière de la mer. Seuls quelques uns d’entre eux ont fini par acquérir des rudiments de nagivation. Pêcher des éponges est un complément de gain et l’expédition terminée, ils retrouveront leur maigre lopin de terre pour nourrir leur famille. On part sans compas. Yannis expose sa philosophie de la mer, qui est à l’image de sa façon d’écrire : « la mer ne veut pas d’exploits, elle veut intelligence et sagesse ».
Saint Nicolas, leur « timonier »
Saint Nicolas, dont une icône est accrochée à la barre, est leur « timonier ». Une journée de gros temps, « nous tirions au sort pour savoir dans quelle église chacun de nous allait faire célébrer une messe, si nous nous en sortions ». Le navire est béni par le pope avant le départ. La vie du marin est ponctuée par les fêtes religieuses qui permettent de rares repos et l’on s’efforce d’être de retour au pays pour l’une d’entre elles.
A aucun moment, poursuit Yérakis dans son style dépouillé et précis, ils n’ont songé à arborer le drapeau ottoman même si les îles du Dodécanèse sont encore ottomanes. Elles ne deviendront grecques qu’en 1947.
Il peut leur arriver de croiser sur leur chemin de dangereux trafiquants d’armes opérant entre la Crète et la « Barbarie » ou d’essuyer des tempêtes. Il y a enfin le vent et ses pièges, comme le fameux « meltem », qui les repousse de la Crète alors qu’ils pensaient arriver au but. Ils s’égarent en mer par gros temps et s’approchent d’une côte inconnue. C’est Rhodes. Il peut y avoir enfin des attaques de requins. Yannis Yérakis en décrit deux ou trois terrifiantes de réalisme.
Merveilleux récit de mer mais aussi, plus largement, le récit d’un destin d’un de ces anonymes malmenés par ce terrible vingtième siècle ! Le texte s’interrompt brusquement. Il va dormir près de trente ans dans un tiroir avant d’être publié grâce à la vigilance de ses filles et de ses petits-enfants qui avaient compris, avec quelques érudits, l’intérêt fabuleux du document.
Yannis avait pourtant tant de choses à nous raconter encore ! Spiro Ampélas nous explique que son oncle repartit pour la Russie en 1906 où il resta cette fois-ci jusqu’en 1920, traversant la Première guerre mondiale, la révolution de 1917 et la guerre civile. Il s’installa à Athènes, fonda une famille. Il travaillait dans un entrepôt pharmaceutique et son quartier était celui des "Grecs de Russie ». Il lui arrivait sur ses vieux jours, raconte Spiro Ampélas, de siroter un thé autour d’un « samovar rapporté de là-bas », avec des anciens qui avaient connu les mêmes épreuves que lui. « Ils parlaient toujours en russe entre eux ».
Il ne retrouvera son île natale qu’en 1951. Yannis Yérakis est mort en 1971. Quelques photos de lui montrent un petit homme droit et fier entouré des siens.