Les romanciers ont tous les pouvoirs et ils auraient tort de s’en priver : Catalin Dorian Florescu nous propose dans L’homme qui apporte le bonheur (ed. des Syrtes) le récit de deux destins qui ne devaient jamais se rencontrer : Ray, chanteur de variétés à New York, la ville de l’exubérance et de l’optimisme, et Elena, orpheline du delta du Danube, région marquée par le malheur et le désespoir.
Difficile d’imaginer deux univers aussi différents l’un de l’autre ! Des mondes que l’écrivain suisse, né à Timisoara (Roumanie) en 1967, connaît fort bien, cela se sent, et il les aime tous les deux, en particulier New York, qu’il évoque magnifiquement dans un récit alerte et coloré.
Catalin Dorian Florescu vit en Suisse depuis 1982. Il est l’auteur de plusieurs romans en langue allemande. L’homme qui apporte le bonheur (Mann, der das Glück bringt) est paru en 2015 et les éditions des Syrtes en proposent aujourd’hui la traduction française réalisée par Elisabeth Landes.
"Le tempo" de New York
Ray a été profondément marqué par le souvenir et les récits de son grand-père sur son enfance et sa jeunesse à New York, au début du vingtième siècle. Petit vendeur de journaux, cireur de chaussures, ignorant jusqu’à ses origines et son véritable nom, "enfant de personne", ses compagnons l’avaient affublé du surnom de "l’Allumette", pour ses capacités à enflammer les coeurs par son chant.
Son rêve était de se produire dans une salle. Il tente de survivre dans les quartiers miséreux et populaires de la mégalopole, vivant de petits métiers, plus ou moins avouables. Irlandais, Italiens, Juifs, les différentes communautés se côtoient et tous les coups sont permis pour gagner son pain. Le lecteur est subjugué par le dynamisme inépuisable de cette ville, où tout est "toujours en mouvement (...) le tempo de la ville moderne, le tempo de New York".
Ray montera sur les planches et son spectacle, "L’homme qui apporte le bonheur", est un hommage direct à son aïeul. A aucun moment, il ne se départ de son optimisme foncier et de son désir de réussir, fidèle en fin de compte à l’esprit de son grand-père.
Florescu connaît bien le monde du divertissement en Amérique au siècle dernier. Sa documentation est abondante et sûre mais le texte ne s’en ressent pas, offrant au contraire aux lecteurs des pages splendides de véracité et de vie.
A des milliers de kilomètres de là, un autre monde, une autre planète, le delta du Danube, à l’extrémité de l’Europe, d’où vient Elena, où rien ni personne ne paraît pouvoir changer le cours de la vie. Les échos de l’Histoire n’y parviennent que faiblement "assourdis" et les êtres semblent plongés dans une attente éternelle et sans espoir.
"L’indolente monotonie du delta" du Danube
Après l’optimisme de New York, son mouvement, sa vitalité, son énergie, c’est l’"indolente monotonie du delta", un monde replié sur lui-même et immuable. Un certain désespoir très Mitteleuropa.
Catalin Dorian Florescu évoque très bien ces villages de pêcheurs accablés par la pauvreté, l’alcool, la violence, la superstition, autant de calamités aggravées encore par l’arbitraire insupportable des autorités. L’auteur a sillonné la région, l’a observée dans ces moindres recoins. Il y a de très jolies choses comme la venue de l’orage sur le delta ou l’habileté des bateliers à se jouer des éléments dans cet univers liquide et pourtant immobile, où survivent différentes communautés comme celle si particulière des Lipovènes, ces vieux-croyants orthodoxes d’origine russe qui s’étaient réfugiés dans ces lieux retirés de tout pour échapper aux persécutions de Pierre le Grand.
Elena n’en peut plus d’un environnement familial atroce dans les marais et les roseaux. Elle croit trouver une issue en s’installant comme coiffeuse dans la petite bourgade endormie de Sulina. "Après une lente vie provinciale où bien souvent rien ne s’était produit, (les habitants de Sulina) étaient las et n’avaient eu à la fin qu’une courte distance à parcourir (jusqu’au cimetière proche). Quelques mètres entre l’éternité qu’avait duré leur attente de voir se passer quelque chose et l’éternité inéluctable".
L’improbable se produit néanmoins, Elena se rendra à New-York à la suite de circonstances qu’il appartiendra au lecteur de découvrir et y fera la connaissance de Ray.
Le contraste entre ces deux mondes est total et accentué par l’auteur : le delta du Danube écrasé par la fatalité et New York, cette ville où il appartient à chacun de "marcher vers sa chance" et où "il n’y a pas de place pour la modestie. Elle vous fait crever de faim".
Elena, la désespérée, a cette jolie formule pour définir Ray et son énergie vitale, qui lui paraît si incompréhensible et extraordinaire, elle dont la vie n’a été constituée que de barrières et d’adversités : un "homme naïf plein d’illusions, au cœur d’enfant, qui refuse d’être perdant".
Aussi bien pour Ray que pour Elena, le récit porte sur trois générations étalées sur tout le 20-ème siècle.
On pourrait être enclin de trouver la dernière partie du livre quelque peu romanesque mais, on le répète, le romancier aime à brouiller les cartes. Ray a cette réflexion troublante devant Elena dans les dernières pages, que Florescu fait manifestement sienne. "Dans le souvenir, tout est toujours vrai. Qui veut la véritable histoire, quand il y en a aussi une autre, bien plus palpitante ?"
Il appartient finalement au lecteur de juger et de deviner.