Blog • Éducation au Kosovo : la ségrégation entre les Serbes et les Albanais reste une réalité

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Le 10 juin 1999, les Nations unies envoyaient la mission la plus ambitieuse de leur histoire : la Mission intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK). Cette-ci devait en principe garantir la construction d’un système éducatif multiethnique. Elle est loin d’avoir réalisé ce but. Pourquoi ? Conversation avec Dukagjin Pupovici.

Par Nicasia Picciano

Jamais dans l’histoire des Nations Unies, une mission n’a été si impliquée dans la construction de l’État autant que la Mission intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK). Après la fin de la guerre, le 10 juin 1999, les Nations unies envoient ce que l’on considère comme le test par excellence pour la consolidation de la paix au niveau mondial.

Déployée sous la résolution 1244 (1999), la MINUK était chargée, entre autres, de reformer le système éducatif de l’ancienne province serbe. En principe, la mission a été déployée en poursuivant le paradigme multiethnique. Mais les pratiques sur le terrain ont montré que cet objectif a échoué et que le paradigme de l’exclusion a pris sa place. En effet, « la MINUK voulait établir un système éducatif unifié », dit Dukagjin Pupovici, directeur exécutif du Centre éducatif du Kosovo (Kosovo Education Centre, KEC). « Je m’en souviens », dit Pupovici, « car à l’époque j’étais vice-doyen de la faculté des sciences et coordinateur de la reconstruction de l’université de Pristina ». À l’époque, Pupovici avait visité, avec ses collègues internationaux, les divers bâtiments. « Nous souhaitions voir s’il y avait une solution pour que les Serbes puissent retourner à l’Université de Pristina et que nous tous puissions travailler et étudier sous le même toit. » L’idée d’UNMIK n’était pas de créer deux systèmes éducatifs parallèles, mais « bien sûr, c’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire », dit le directeur du KEC.

Concrètement, la MINUK n’opérait pas dans le vide, plutôt l’inverse. En réalité, elle était confrontée avec deux mondes éducatifs divisés. Historiquement, l’éducation au Kosovo a alternée entre domination serbe et albanaise. Entre la Première Guerre mondiale et la seconde, toute l’éducation au Kosovo se faisait en serbe. En 1958, l’École de pédagogie de Pristina a été créée. En 1960, le département de philosophie lançait le premier diplôme universitaire de quatre ans. Un an plus tard, en 1961, trois autres départements de l’enseignement supérieur sont créés : médecine, droit et économie, département technique. Tous fonctionnaient comme une branche de l’Université de Belgrade.

Sous Tito, à partir de 1945, la domination albanaise du système éducatif a eu lieu. De plus, une grandissante identité albanaise exigeait que le Kosovo ait sa propre université. En 1968, des manifestations ont lieu à Pristina, revendiquant la création d’une université locale. En 1969, en suivant la conclusion d’un accord, les institutions subsidiaires de l’Université de Belgrade ont été transformées et élargies pour former l’Université de Pristina. Cette-ci était une institution multiethnique offrant des cours en serbo-croate et en albanais. Dix ans plus tard, le nombre d’étudiants albanais a augmenté de manière constante (de 38% à 78%). L’Université de Pristina (UP) a été construite à partir de zéro et dans un moment délicat, alors que l’autonomie juridique, culturelle et ethnique du Kosovo prenait pied. Sa fondation était un évènement historique pour la population albanaise du Kosovo. De plus, c’était le principal outil d’émancipation des Kosovars et elle a considérablement contribué à la formation d’une élite intellectuelle et administrative.

Par ailleurs, UP a joué un rôle essentiel dans l’« albanisation » des structures politiques, administratives et de sécurité dans le cadre de la Constitution yougoslave de 1974. Cette-ci accordait au Kosovo une autonomie substantielle au sein de la Fédération yougoslave.

Avec l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milošević à la fin des années 1980 et la montée du nationalisme serbe, l’autonomie du Kosovo était menacée. Jusqu’en 1990, la Constitution de 1974 définissait la politique éducative au Kosovo. Dans ce cadre, elle reconnaissait une large autonomie aux autorités éducatives kosovares. Sous Milošević, divers pouvoirs, notamment en matière d’éducation, ont été transférés à Belgrade. En août-septembre 1990, un nouveau programme d’études en serbe a été introduit à l’Université de Pristina. Entre septembre et décembre 1990, tous les membres du personnel académique et les étudiants albanais du Kosovo furent expulsés de l’Université et une ségrégation éducative s’installa.

« Je me souviens bien de notre expulsion », dit Pupovici. À ce moment-là, « j’étais membre du Sénat universitaire en tant que jeune assistant d’enseignement. Pendant cette période, les universitaires serbes visaient à créer des conseils universitaires séparés parce qu’ils voulaient prendre leurs propres décisions. Leur but était d’expulser les Albanais de l’Université ».

Au début de 1991, l’université de Pristina était devenue une institution à domination serbe. En effet, la bataille de Milošević au Kosovo a commencé dans le domaine de l’éducation. En guise de contre-mesure, les Albanais ont commencé à mettre en place un système parallèle sous la direction d’Ibrahim Rugova (LDK – Ligue démocratique du Kosovo), dirigeant d’une république indépendante proclamée en 1990. Le système parallèle a été efficacement soutenu par le Département d’éducation et de la science (DES) de la MINUK. Ce système a été principalement financé (à 90%) par la diaspora. Établi au début des années 1990, il marquait l’origine de développements importants et influents qui ont contribué à orienter la planification et la gestion de l’éducation au Kosovo depuis cette époque. De plus, il représentait la pièce maîtresse de la résistance du Kosovo à la domination et à la répression serbes.

Concrètement, ce système de division a renforcé les liens entre les étudiants, les enseignants et les administrateurs albanais à la résistance et à l’identification culturelle. Au fil du temps, il a éliminé tous les points communs dans le secteur de l’éducation entre Albanais et Serbes. Au cours du système parallèle, les étudiants universitaires recevaient leur enseignement dans les maisons privées. Cette situation a duré tout au long des années 1990.

La période du système parallèle est devenue le principal signe du processus de séparation de l’enseignement albanais de son homologue serbe. À ce moment-là, l’éducation pour l’exclusion était une réalité et les efforts de la MINUK, après la guerre, pour promouvoir l’inclusion représentaient un grand défi. Le système parallèle a cessé d’exister avec la fin du conflit. L’Université de Pristina a rouvert pendant l’année académique 1999/2000. « Dans un conteste de manque de sécurité et de possible vengeance de la part des Albanais, le personnel académique serbe et les étudiants ont été relocalisées à Mitrovica-nord », raconte Pupovici. Dans ce cadre, « l’université de Pristina déplacée temporairement dans le nord de Mitrovica a continué à fonctionner sous les lois serbes, et nous sous les lois de la République indépendante proclamée par Ibrahim Rugova ».

Pendant ce temps-là, Jagos Zelenovic a été nommé nouveau recteur de l’Université par Belgrade. Précédemment, il a été doyen de la faculté des sciences économiques et ministre fédéral des Sciences au sein du gouvernement de Milošević. Zelenovic était responsable, avec la MINUK, du développement d’un système éducatif séparé au Kosovo. Effectivement, l’Université de Mitrovica-nord fut reconnue en 2001 par la MINUK. À l’origine, le déplacement du staff académique et étudiant serbe devait être provisoire. En réalité, la séparation a été institutionnalisée par la mission des Nations unies, dans la mesure où la loi sur l’enseignement supérieur adoptée et promulguée par la MINUK en 2003 contenait un article reconnaissant l’Université de Mitrovica-nord. Avec ce geste, les internationaux ont jeté les bases d’une séparation accrue dans le système éducatif entre les deux communautés.

Y avait-il une autre solution que la séparation ? Pupovici ne voit pas d’alternative. « Comment aurait-on pu forcer les Serbes qui avaient quitté et/ou étaient menacés de le faire, de retourner à l’université de Pristina ? » De plus, « ni les Albanais ni les Serbes ne souhaitaient trouver une langue commune pour continuer à avoir une seule université, et je le comprends parfaitement. Dans les années 1990, nous étions privés de toute normalité ». Du reste, « toute unification universitaire entre nous et les Serbes était bien terminée à la fin des années 1980 ».

Presque vingt ans après la guerre, la division entre les deux communautés s’est solidifiée. Et le projet d’un système éducatif multiethnique est restée une illusion au Kosovo.


*Nicasia Picciano est titulaire d’un doctorat sur la construction de l’État au Kosovo à l’Université de Flensburg, en Allemagne. Elle s’intéresse à la construction de la paix et la consolidation de l’État, les conflits ethniques et l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux. Cet article fait partie d’une recherche plus vaste soutenue par la Kosovo Foundation for Open Society dans le cadre du projet « En construisant la connaissance sur le Kosovo (v.2.0) » dont les résultats seront publiés prochainement.