Blog • Désir, mort et lumière : une passion adolescente dans la Grèce occupée

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Gioconda, de Nikos Kokantzis, traduit du grec par Michel Volkovitch, ed. de l’Aube, réédition juin 2018.

Thessalonique sous l’occupation
© Wikipedia Commons

Il y a la mer Egée, sa lumière, la chaleur, toute la sensualité du monde méditerranéen. Deux adolescents de Thessalonique, Nikos et Gioconda, apprennent à s’aimer, à la fois fervents et maladroits, dans la Grèce occupée par les troupes allemandes lors des années les plus sombres de la seconde guerre mondiale. Tout Gioconda, un bref récit d’une centaine de pages, va alterner la joie de vivre des deux jeunes gens, leur attirance mutuelle, la découverte du corps de l’autre, avec l’infini malheur des temps. Deux adolescents amoureux, ivres de bonheur, alors que la mort et le danger rôdent et que la tragédie s’approche, inéluctable.

« Entre la mort et la peur, nous avions la joie, l’espoir et le rêve. Nos cœurs étaient ouverts au chagrin, à la misère, au cauchemar qui nous entouraient, mais nous gardions, tout au fond de nous-mêmes, un noyau irréductible de sérénité et de joie », se souvient Nikos Kokantzis. « Nous avions appris à lire les communiqués allemands entre les lignes, à deviner quand les choses allaient mal pour eux, à y puiser l’espoir et la force de continuer à vivre avec l’ennemi chez nous, face au Mal omniprésent, sans se laisser vaincre par lui. La vie était plus palpitante qu’elle ne le serait jamais. »

Car l’écrivain, disparu en 2009, le précise dès l’ouverture de son récit. Gioconda « est une histoire vraie », écrite bien des années après, dans les années soixante-dix. Il explique les raisons pour lesquelles il a décidé d’écrire ce livre, à près de cinquante ans. « Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime (…), toutes les fois où elle m’a touché de cette façon qu’elle seule, d’instinct, connaissait ».

Et il est vrai que le livre a le parfum et la saveur de l’authenticité des premières amours, leur fraîcheur et leur intensité, servi par des phrases délicieuses, comme celle-ci. « Elle était douée pour le bonheur, elle avait un sens de l’humour délicieux, ce qui l’aidait à sentir le sel de certains événements quotidiens, et l’on entendait alors son rire frais, vivifiant ». Ou encore : « ma peau était amoureuse, mon cœur, ma gorge, tout mon corps. Et son amour à elle venait vers moi, j’étais traversé par cette vague chaude, lisse, affolante ».

Nikos et Gioconda s’enhardissent peu à peu, surmontant progressivement leur timidité et le récit devient même torride à certains moments, avec peut-être une complaisance dans les détails qui ne sert pas la profonde justesse de ton du livre. Le traducteur, Michel Volkovitch, laisse entrevoir un léger étonnement dans sa postface, relevant que la littérature grecque est d’ordinaire « un peu prude ».

Les nuages s’amoncellent au dessus des amants. Gioconda était juive, comme de nombreux habitants de Thessalonique. Les dernières pages du récit décrivent l’étau qui se resserre : « Ils commencèrent sournoisement, les premières mesures semblèrent anodines et passèrent à peu près inaperçues ; puis les suivantes se firent sans cesse plus claires, plus impitoyables, ils se donnaient de moins en moins la peine de cacher leurs intentions ».

Gioconda est finalement emmenée avec les siens « par une chaude fin d’après-midi » et Nikos ne verra plus jamais son amoureuse. Il confie être retourné quelques années plus tard sur les lieux de leur passion, rendus méconnaissables par les bouleversements urbains de l’après-guerre. La maison de Gioconda « existe encore. Mais c’est une lamentable ruine. Habitée par une famille pauvre et fruste, elle disparaît entre les monstres qui ont poussé tout autour ». Et de la demeure voisine de Nikos Kokantzis, « tout a disparu sans laisser de traces ».