Blog • Des chroniques sur les Balkans pour ne pas oublier et continuer à penser

|

« La chose la plus difficile, c’est de se séparer des souvenirs, qui sont un port de secours pour le bateau de l’âme humaine, même quand celui-ci a complètement perdu la route qui le ramènerait à son port de départ. »
(Fabrio Nedjeljko, Vježbanje života)

Les Balkans en bateau, et le Caucase par la route. On pourrait ainsi résumer Là où se mêlent les eaux. Voyage dans l’Europe des confins (éditions La Découverte, 2018), la chronique de voyage de Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens, avec in intérêt particulier pour les minorités linguistiques, héritage des flux migratoires du passé, comme les parlers arbëresh dans le sud d’Italie, ou les parlers serbe dans le Caucase... Mais ce livre est beaucoup plus que cela. Ni le géographe, ni l’historien n’ont rien laissé au hasard — ou pire, à l’oubli — dans leurs pérégrinations et chroniques. Véritable voyage dans l’espace et dans le temps, c’est une occasion de revenir sur bon nombre d’événements tragiques du XXème siècle, se mêlant aux tragédies de l’émigration aujourd’hui.

Le voyage joue sur la perspective de l’eau qui se conclut sur la frontière aquatique du delta du Danube, depuis laquelle on peut voir l’Union européenne avec des yeux différents. Certes, tout au long du voyage, les Balkans, vus à partir de l’eau, paraissent plus poétiques et féeriques que d’habitude. La mer fonctionne comme une sorte de miroir qui consent, à travers ces reflets, de voir les aspects lumineux, plutôt que les ombres, et les ports, où le bateau se réfugie à la fin de la journée de navigation sont de véritables havres de paix et de sécurité. « Les Balkans sont une affaire de montagnes et de vallées, mais cette fois nous restons sur la côte, recueillant les échos déjà lointains et assourdis des tragédies, comme une écume descendues des sommets pour se déposer sur le rivage », écrivent les auteurs.

Des Balkans poétiques

Presque roman, cette chronique de voyage découvre des paysages et des beautés naturelles sublimées par des descriptions minutieuses. Toutefois, rien de la réalité n’est caché, des villes sales et délabrés, des migrants et des chômeurs sans-abris et sans occupation. Mais la légèreté du style, le choix des mots permets de traiter aussi de ces sujet avec de la souplesse, voire de l’humour, comme pour le compte-rendu d’une réunion politique à Trabazon (ancienne Trébizonde). Les portraits humains se mêlent à ceux des paysages. Parsemés dans la chronique on rencontre des artistes renommés, comme l’écrivain slovène Boris Pahor, mais aussi des gens ordinaires : directeurs de ports, syndicalistes, réfugiés, etc. Un paysage anthropologique est dressé à côté de celui naturel. D’ailleurs, Geslin et Dérens sont aussi des journalistes et ne le cachent pas, le voyage est l’occasion pour faire des reportages avec des enquêtes sur le champ, notamment en matière de migrations.

Inévitable est la confrontation avec Rebecca West

Rebecca West, après trois voyages effectuées en Yougoslavie, Grèce et Bulgarie dans les années 1937 et 1938, écrit un de ces ouvrages majeurs, une chronique de voyage intitulée The Black Lamb and the Grey Falcon, retraçant ses expériences en Yougoslavie (en Croatie du Nord, Dalmatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro et Macédoine). Elle aussi était journaliste, comme le auteurs de La où se mêlent les eaux. Mais ceci n’est pas le seul élément commun avec les deux chroniques de voyages, à côté d’une grande passion pour les territoires et les gens rencontrés lors de ces voyages, l’on retrouve comme élément commun la nécessité d’affirmer, sur la base d’une série de considérations tirées et développées à partir des analyses menées sur le champ, un message fort à adresser à l’encontre du lecteur, le paisible lecteur anglais dans le cas de Rebecca West et celui européen dans le cas du livre de Geslin et Dérens.

Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins, Éditions La Découverte, Paris, 2018, 352 pages.

  • Prix : 22,90 
  • En savoir +

Le message de Rebecca West était d’attirer l’attention sur la menace du nazisme qui allait tomber sur l’Europe. La Yougoslavie de l’époque étant pour l’auteure une sorte de pays mythique, où les gens communs pouvaient compter sur un surplus de richesse, non pas matérielle, mais constitué des beautés naturelles et architecturales. Tout de même qu’un pays otage de son héritage historique fait d’une attitude de auto-punition (l’agneau noir, symbole de sacrifice) et d’un sens d’apitoiement (le faucon gris, symbole de rédemption) diffus, qui le rendaient encore plus fragile par rapport aux menaces venant de l’extérieur. A son tour, dans le livre de Géslin, Dérens, nous pouvons noter que les économies des pays des Balkans, comme de la Grèce, de la Turquie et de la Moldavie et Roumanie dénoncent la crise économique actuelle dans laquelle l’on est engouffré, tout comme la condition humaine précaire, non seulement des travailleurs ayant perdu leur travail, mais des migrants se mouvant dans le territoire.

Une humanité que sans logis, sans travail et sans patrie déambule aux frontières de l’Europe, et qui se mêle à celle des migrations forcées, exodes, génocides du vingtième siècle, que Geslin et Dérens ne laissent pas échapper, et poursuivent jusqu’aux fins fonds de l’Europe en en fouillant les témoignages restées jusqu’à nos jours. Les migrations d’hier comme celles d’aujourd’hui, mêlées entre elles, tant que l’on peut se demander au bout du compte qui est l’immigré et qui est l’autochtone ?

Les Balkans de l’écriture

« L’Europe des confins », sous-titre de la chronique de Geslin et Dérens, nous présente une image de l’Europe, celle de ceux qui franchissent les frontières et de leurs présence. Bien qu’à l’intérieur de l’Union européenne, les frontières ont été bannies, les frontières à l’extérieur de l’Union sont encore là et elles doivent être traversées avec tout leur poids symbolique.

Après avoir publié en 1941 sa chronique de voyage, Rebecca West publia de nombreux romans, entre autre une trilogie, dont le premier volume s’appelle The fountain overflows. Ce que l’on peut souhaiter à Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens est que leur écriture puisse, après cette expérience, elle aussi « déborder » dans le roman.