Blog • Croatie : le roman du mensonge, du remords et de l’oubli

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Mater Dolorosa, de Jurica Pavičić, traduit du croate par Olivier Lannuzel, éditions Agullo Noir, le 5 septembre 2024 en librairie, 416 pages, 23,50 euros.

Le corps de Viktorija, une jeune fille de 17 ans, est retrouvé dans une usine désaffectée de la périphérie de Split. Zvone, policier consciencieux et tourmenté, est appelé aussitôt sur les lieux. Il sait déjà que cette affaire est particulièrement sensible. Le père de la victime est une sommité médicale de la ville.

Une banale intrigue policière, me direz-vous, mais Jurica Pavičić, bien repéré déjà du public français pour ses précédents livres, va donner à Mater Dolorosa, son troisième roman, une dimension exceptionnelle, tant morale que philosophique, avec en toile de fond la Croatie actuelle et les bouleversements qu’elle a connus ces dernières décennies.

L’auteur de L’eau rouge (2021) et de La Femme du deuxième étage (2022) nous a habitués, avec un talent sans pareil, à ce que la littérature parfois qualifiée un peu hâtivement de policière se hisse au niveau de la littérature tout court. Il confirme dans Mater Dolorosa son habileté à inscrire les personnages dans un monde en mutation, comme le sont les pays de l’ex-Yougoslavie. La petite histoire s’inscrit dans la Grande et Pavičić nous le rappelle dans chacun de ses livres.

Tout contribue à la fiction

Il y a Zvone donc, le policier qui s’efforce de faire son travail d’enquêteur le mieux possible. Il est effaré par les méthodes cyniques de son confrère plus âgé Tomas, qui voit bientôt dans un ancien violeur le responsable idéal du crime, lui qui approche de la retraite et souhaite passer à autre chose.

Et puis, il y a Inès qui travaille à la réception d’un hôtel de la ville et sa mère, Katia, femme de ménage. Les deux femmes vivent ensemble dans une de ces « tours grises » édifiées autrefois par les autorités communistes « pour les travailleurs qui faisaient tourner les usines ». Elles s’inquiètent pour Mario, leur frère et fils, bon-à-rien traînant sa flemme dans les bistrots de la ville.

Inès découvre un jour avec effarement dans les affaires de son frère des affaires souillées ressemblant étrangement à celles recherchées par les policiers dans le meurtre de la jeune Viktorija et dont parle toute la presse.

Jurica Pavičić, Mater Dolorosa, Villenave d’Ornon, 2024, 416 pages, 23,5 euros

  • Prix : 23,00 
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Le doute, le refus d’envisager l’impensable l’envahissent, ainsi que sa mère. La solidarité familiale doit-elle prendre le dessus ou faut-il remettre ces objets à la police ? Le lecteur est fixé sur la culpabilité patente de Mario et se demande, bientôt impatient, où Pavičić veut en venir avec les hésitations et impasses de Zvone. Lui aussi est intimement convaincu que Mario est impliqué dans le meurtre de Viktorija.
Pavičić excelle à décrire en quelques lignes, voire quelques mots, des atmosphères ou des lieux, comme « l’environnement d’apocalypse industrielle » de ces usines gigantesques édifiées lors de l’époque socialiste où l’on a retrouvé le corps, ou ce cimetière « inachevé, comme est inachevé tout ce qui l’entoure ici : les maisons, le travail, les ambitions, les vies ».

Les mentalités d’une génération résumée en une phrase aussi. Sinisa, le père de Zvone, ancien combattant désabusé des années quatre-vint-dix. Avec ses anciens compagnons d’armes, « ils sont furieux que la patrie se soit réduite à une grande déception, qu’elle n’ait pas été à la mesure de leur héroïsme et de leur gloIre ».
La Croatie d’aujourd’hui. « Ce sont les informations. Pour le ressortissant d’un pays étranger, elles pourraient paraître bouleversantes. Un ministre a encore été pris la main dans le sac dans une affaire de corruption, l’opposition demande sa démission. Des habitants s’insurgent contre un projet de barrage et des ouvriers contre la fermeture annoncée de leur raffinerie. Un jour sans rien de spécial, un jour comme beaucoup d’autres. »

Le sens du détail et de la description, parfois même de choses inattendues comme une décoration d’intérieur, fait toujours mouche chez Pavičić. Les approximations et les dégâts de la presse à scandale ou des réseaux sociaux dans la vie contemporaine sont pointés du doigt.

Sinisa aime ainsi aller pêcher et oublier ses illusions sur une vieille embarcation « orpheline de la Yougoslavie : un moteur quatre chevaux moulé dans une usine de Belgrade ».

Une très belle page raconte l’histoire de ces quartiers sortis de terre sous Tito pour y accueillir les « montagnards » venus travailler dans les gigantesques usines socialistes. L’environnement était alors propre et net, puis ce fut progressivement le délabrement et l’abandon.

Tout contribue à la fiction autour de nous si on y regarde bien, semble nous dire Jurica Pavičić qui a toujours puisé son inspiration dans Split et sa région, tant la matière lui semble abondante et dense. Aussi sommes-nous un peu étonnés de lire ces mots sur Split qu’il prête à Inès, « ville dure et exigeante. Une ville, comprend-elle, qu’elle n’aime pas autant qu’elle l’imaginait ». On a peine à le croire en ce qui le concerne !

L’abandon des consciences

La dimension philosophique et morale du roman s’impose dans la deuxième moitié du roman. Mater dolorosa, qui fait référence à cette statue de la Vierge où Katja vient chercher le soulagement dans une église, est un livre sur le mensonge, l’abandon des consciences, le remords qu’on étouffe et le cynisme du plus grand nombre, à l’image de la société d’aujourd’hui, accuse Pavičić.

Zvone finit par s’incliner devant l’enquête bâclée de son collègue, car il « est de la gélatine. De l’eau tiède. Le bon gars », écrit durement l’écrivain croate, très sévère sur ses compatriotes.

Inès finira également par étouffer ses tourments, sous la pression de sa mère et finalement de la société entière pressée de tourner la page.

Jurica Pavičić est également l’auteur d’un magnifique recueil de nouvelles, Le collectionneur de serpents, publié en 2023. Tous ces livres sont parus en français chez Agullo et traduits dans une prose légère et nerveuse par Olivier Lannuzel.
Jurica Pavičić est un écrivain, scénariste et journaliste croate né à Split en 1965. Il a reçu de nombreux prix en Croatie et à l’étranger. Il s’est vu décerner pour L’eau rouge notamment le Grand Prix de Littérature Policière et le prix Le Point du Meilleur Polar Européen.