Il faut commencer par un effort de définition. L’état d’exception (Ausnahmezustand) désigne tout simplement la suspension de la séparation des pouvoirs et de certaines garanties constitutionnelles (notamment le respect des droits fondamentaux) au nom de considérations qui le justifient aux yeux du souverain. Or, pour Carl Schmitt, l’un des plus grands constitutionnalistes de tous les temps, ayant malheureusement embrassé la cause nazie, le souverain, ce n’est pas le peuple, mais bien celui qui peut décider de mettre en place un état d’exception (autrement dit le pouvoir exécutif), et de le maintenir aussi longtemps que bon lui semble. On voit d’emblée que l’état d’exception est fondamentalement incompatible avec toute idée de pluralisme et de démocratie, pourtant les états d’exception sont tolérés ou théoriquement envisageables dans tous les régimes démocratiques. Giorgio Agamben a relevé, il y déjà une vingtaine d’années, que malgré la sacralisation des droits fondamentaux et le développement du contrôle de constitutionnalité au lendemain de le seconde guerre mondiale, l’exception (l’état d’exception) supplante de plus en plus la règle (le droit commun et ses garanties constitutionnelles), à chaque fois au nom de considérations d’intérêt général telles que la lutte contre le terrorisme et, plus récemment, la santé publique (demain, l’urgence climatique ?). Stéphanie Hennette-Vauchez entame une discussion avec Giorgio Agamben à ce sujet, en indiquant que l’état d’exception généralisé tel que décrit par Agamben n’existe pas en pratique, même si le glissement vers ce qui serait en réalité un « état d’urgence permanent » est bel et bien réel.
Essayons de suivre le raisonnement de Stéphanie Hennette-Vauchez. L’état d’urgence, contrairement à l’état d’exception, tendrait à demeurer temporaire, à respecter les procédures démocratiques – notamment législatives – et à s’inscrire dans l’État de droit (compris en tant que simple respect des procédures démocratiques formelles), voire à le renforcer. « Alors même que le texte de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence [au cours de la guerre d’Algérie] prévoit que ce dernier peut être actionné en cas de ‘péril imminent’, c’est au contraire l’argument de la permanence de la menace terroriste qui, de 2015 à 2017, a justifié son maintien en vigueur ». Ainsi, la menace terroriste en temps de paix aurait justifié le maintien en vigueur de la loi de 1955, pourtant promulguée en période de guerre. Quid de l’« urgence climatique » ? Peut-elle elle aussi justifier la suspension de certains droits fondamentaux ? Il semblerait que oui, à suivre la logique actuelle. « La réponse américaine [aux attaques terroristes] est volontiers lue comme ayant inauguré, bien au-delà des États-Unis, une nouvelle ère de l’état d’urgence mondial permanent ».
Les conséquences en sont les suivantes : « Le Parlement est historiquement minoré ; les contre-pouvoirs sont étouffés. La démocratie elle-même est malmenée et, avec elle, les droits et libertés subissent des attaques et des remises en cause notoires, sinon inédites. (…) Les états d’urgence n’ont-ils pas taillé des coups de canif irréparables dans la trame démocratique ? ».
LE DROIT DE L’ÉTAT D’URGENCE
La critique adressée à Agamben est formulée en ces termes : « L’état d’urgence n’entraîne nullement cet état d’anomie que décrit Agamben – cet état d’une société sans règles, sans organisation naturelle ou légale ». En effet, « il existe aujourd’hui un droit de l’état d’urgence. De sorte qu’à l’anomie agambienne caractéristique de l’état d’exception, entendue comme dérèglement ou chaos consécutif à l’absence de règles, il faut opposer l’« hypernomie » contemporaine de l’état d’urgence permanent, faite d’un surcroît de production normative ». L’universitaire française observe actuellement un « hyperjuridisme qui tranche avec les régimes d’exception brutaux d’autrefois ». Enfin, pour peaufiner la distinction proposée entre état d’exception et état d’urgence, elle relève que :
« Le présupposé dichotomique entre norme et exception sur lequel repose une large part de la littérature sur l’état d’exception peine à décrire [la réalité] du droit et de la politique aujourd’hui parce qu’elle idéalise ou réifie tant la norme (l’État de droit) que l’exception (le régime d’urgence) ».
S’il est vrai que la norme n’est jamais appliquée à 100% et que l’exception ne déroge jamais au droit commun à 100% (la vérité étant toujours quelque part au milieu), l’étude du droit positif donne plutôt raison à Giorgio Agamben qu’à Stéphanie Hennette-Vauchez.
L’ÉTAT D’URGENCE DANS LES CONSTITUTIONS FRANÇAISE ET LUXEMBOURGEOISE
Si l’on essaie de suivre la distinction proposée entre états d’exception et états d’urgence, seuls les articles 16 et 36 de la Constitution française correspondraient à une manifestation du premier. En effet, aux termes du premier « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux son menacés d’une manière grave et immédiate (…), le Président de la République prend les mesures exigées par les circonstances ». Pour faire simple, cette hypothèse des pleins pouvoirs correspond à une situation de guerre. L’article 16 n’a été utilisé qu’une seule et unique fois, en 1961. L’idée, c’est que le Président est mieux à même d’agir seul dans l’urgence, que la séparation des pouvoirs encombre la défense du pays et que les libertés individuelles deviennent superflues quand il y a péril en la demeure. C’est à peu près la situation actuelle en Ukraine. Mais en est-il vraiment ainsi ? Le Parlement ne sert-il vraiment à rien même en période de guerre ? Le constituant français a été sensible à cette aporie en impliquant davantage le Parlement dans l’exercice des pleins pouvoirs par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008.
La Constitution française dispose aussi de l’article 36, permettant au conseil des ministres de décréter l’« état de siège ». Cela n’a jamais été fait sous l’empire de la Constitution actuelle, en raison de la prééminence accordée par la politique française au Président de la République, au détriment du Premier ministre. Toujours est-il que la prorogation de l’état de siège au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement, autrement dit cette modalité de l’état d’exception ne saurait être prolongée que sous la forme d’un état d’urgence approuvé par le pouvoir législatif.
On le voit, la distinction entre l’état d’exception et l’état d’urgence est factice, car elle ne repose que sur des différences de forme : le premier permet à l’exécutif d’agir seul en l’absence de loi votée par le Parlement, alors que le second permet lui aussi à l’exécutif de déroger aux libertés individuelles telles que prévues par le droit commun, mais en s’appuyant sur une loi votée par le Parlement. De nos jours, les majorités parlementaires sont largement soumises au pouvoir exécutif et des lois d’exception peuvent parfois être approuvées à de très larges majorités en un temps record.
D’ailleurs, au Luxembourg, l’« état de crise » en vertu de l’actuel article 32, paragraphe 4, de la Constitution, est un concept hybride entre l’état de siège et l’état d’urgence, car il ne peut exclure le contrôle parlementaire pendant plus de trois mois :
En cas de crise internationale, de menaces réelles pour les intérêts vitaux de tout ou partie de la population ou de péril imminent résultant d’atteintes graves à la sécurité publique, le Grand-Duc, après avoir constaté l’urgence résultant de l’impossibilité de la Chambre des Députés de légiférer dans les délais appropriés, peut prendre en toutes matières des mesures réglementaires. Ces mesures peuvent déroger à des lois existantes. Elles doivent être nécessaires, adéquates et proportionnées au but poursuivi et être conformes à la Constitution et aux traités internationaux. La prorogation de l’état de crise au-delà de dix jours ne peut être décidée que par une ou plusieurs lois votées dans les conditions de l’article 114, alinéa 2 de la Constitution, qui en fixe la durée sans que la prorogation ne puisse dépasser une durée maximale de trois mois.
Il N’Y A PAS LIEU DE DISTINGUER LÀ OÙ LA RÉALITÉ NE DISTINGUE PAS
Au lieu que l’état d’urgence soit déclaré pour une durée limitée, contrairement à l’état d’exception, c’est plutôt l’inverse que l’on observe : au-delà de trois mois, au lieu de revenir au droit commun, on bascule tout simplement dans l’état d’urgence permanent, avec la bénédiction formelle du Parlement. La distinction terminologique est purement sémantique et sans incidence quant au respect des libertés individuelles. Giorgio Agamben ne s’y est pas trompé en déclarant, dans son dernier ouvrage, pas encore traduit en français, précisément au sujet de la prétendue distinction entre l’état d’urgence et l’état d’exception, que « non è necessaria una grande cultura giuridica per rendersi conto che, dal punto di vista della suspensione delle garanzie costituzionali, che dovrebbe essere l’unico rilevante, fra i due stati non vi è alcuna differenza » [1].
En effet, lorsque les garanties constitutionnelles sont suspendues, peu importe, d’un point de vue pratique, que cela se fasse en l’absence de loi ou bien en vertu d’une loi instituant un état d’urgence, dont les dispositions peuvent même être intégrées aux lois de droit commun une fois que l’état d’urgence est officiellement levé. Là où il peut y avoir une petite différence, c’est que l’état d’urgence permanent peut introduire certains droits de recours juridictionnels en cas de non-respect de certaines procédures. Mais si les libertés sont limitées par principe, les recours ne serviront pas à grand-chose.
En réalité, la distinction ne sert que des objectifs politiques, l’état d’urgence étant jugé plus présentable. C’est ainsi que Manuel Valls, à l’époque où il était Premier ministre, aurait déclaré que l’état d’urgence « s’inscrit pleinement dans l’État de droit » [2] (sic). Pire encore, un membre éminent du Conseil d’État français aurait écrit que l’état d’urgence est « un ami sur lequel les libertés peuvent avoir besoin de compter » (!!!) [3]. L’auteure déconstruit cette façon de penser de la façon suivante :
« Malgré tous les discours officiels sur la compatibilité de l’état d’urgence avec l’État de droit, c’est un processus inverse qui est à l’œuvre : l’état d’urgence imprime des modifications profondes sur l’État de droit, par toute une série de requalifications et de redéfinitions qui travestissent les mots du droit » [4].
Mais c’est encore Giorgio Agamben qui permet d’aller plus loin dans l’analyse. L’État de droit, cela ne peut pas correspondre au fait de respecter les formes, car à ce compte-là, absolument rien ne dérogerait à l’État de droit du moment que les formes démocratiques sont respectées. Ce que bon nombre de juristes et de politistes ne voient pas, c’est que même les camps d’extermination ont été mis en place non pas en application de la loi – fût-elle une loi inique et discriminatoire – mais bien en dérogeant à la loi et aux garanties constitutionnelles, car aucun gouvernement au monde n’a encore jamais mis par écrit le fait qu’il faille tuer des gens ou pratiquer la torture. C’est donc au nom de l’état d’urgence ou état d’exception (peu importe le vocabulaire retenu) que de telles pratiques ont été possibles [5]. Promouvoir l’état d’urgence revient à promouvoir le totalitarisme, car l’action publique n’a pas besoin de suspendre les droits fondamentaux pour défendre l’intérêt général. Certes, l’état d’urgence peut être envisagé dans un sens restreint comme une « situation dans laquelle les pouvoirs de police administrative se trouvent renforcés et élargis pour faire face soit à un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit à des événements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique » [6]. Tout d’abord, on voit que la définition de l’état d’urgence est beaucoup plus extensive à l’heure actuelle. Même au sens restreint, étendre les pouvoirs de police de façon à permettre des fouilles corporelles au quotidien risque de ne pas être très efficace dans la lutte conte le terrorisme et criminalité. Le travail sur les causes est toujours plus efficace que la répression. L’État d’Israël fonctionne en état d’urgence permanent sans discontinuer depuis 1948, mais la sécurité ainsi obtenue est en réalité illusoire et dissimule les nombreuses tensions que l’on connaît. Voudrait-on étendre ce modèle de société – compatible avec les élections libres et le formalisme démocratique – à toute la planète ?
Quel est le véritable apport de l’état d’urgence sanitaire ? Les politiques de santé publique ne pourraient-elles être mises en œuvre sans contrainte ni répression, puisque tout le monde souhaite être en bonne santé ? Dès lors comment justifier la figure de l’ennemi aux politiques de santé publique qu’il s’agirait de combattre par des mesures attentatoires aux libertés individuelles ? La seule justification rationnelle réside dans le retour à une conception collective des droits fondamentaux, jadis prônée par le régime soviétique. Une telle conception n’est pas dénuée de tout fondement. C’est ainsi que le droit d’accès au juge est mieux défendu en tant que droit objectif (un procès fait à un acte, indépendamment de la qualité pour agir du requérant) qu’en tant que droit subjectif. Toujours est-il que dans la plupart des domaines, la dimension collective des droits ne peut être qu’accessoire, sauf à vider les droits individuels de leur substance. Certes, en obligeant tout le monde à porter des masques chirurgicaux en permanence, il se peut qu’il y ait in fine un peu moins d’infections virales. Mais alors pourquoi ne pas en porter toute la vie, depuis la naissance jusqu’à la mort ? Pourquoi ne pas interdire de serrer la main, de faire la bise, autant de pratiques susceptibles de favoriser les contaminations ? Pourquoi ne pas interdire les contacts humains purement et simplement ? Obliger tout le monde à se laver les mains (ce que le législateur n’a pourtant jamais cru utile de faire, malgré les situations d’urgence) serait bien moins attentatoire aux libertés individuelles que le fait d’obliger tout le monde à porter des masques. Dans une société démocratique, c’est la liberté qui droit primer. Or, la liberté a été limitée une première fois par les lois interdisant aux musulmans de se couvrir le visage en public. Elle a été violée une deuxième fois en dérogeant à cette interdiction (qui constitue le droit commun, lui-même contestable en l’occurrence au regard des droits fondamentaux), mais en sens inverse (par les mesures d’exception que l’on connait). On voit ainsi très clairement que l’exception constitue désormais la règle, puisqu’il n’est presque plus possible de décider soi-même si l’on souhaite se couvrir le visage en public, quel que soit le motif (religieux ou sanitaire). Ce renversement des valeurs annihile la notion de liberté individuelle au profit d’une conception collective dictée par le pouvoir exécutif, ce que seul l’état d’urgence permanent permet.
Un droit fondamental inviolable, l’impossibilité de porter atteinte au contenu essentiel d’un droit, cela veut bien dire ce que cela veut dire : pour autant que cela existe en pratique, cela devrait servir de frein absolu à la limitation des droits dans certains domaines. Si l’on enlève aux droits leur dimension individuelle, en s’attachant à préserver uniquement leur dimension collective avérée ou supposée, alors les individus ne disposent plus d’aucune protection contre les pouvoirs publics en cas de désaccords avec ceux-ci. Ce sont l’ensemble des droits qui pourraient être redéfinis de façon à exclure le choix individuel. Ainsi, le droit à la sécurité, ce serait non plus le droit d’être protégé en cas de nécessité, mais bien la possibilité d’une surveillance généralisée préventive. Le droit à la santé, ce serait non pas le droit d’être soigné même si l’on n’est pas assuré, mais bien le fait, pour la puissance publique, de ralentir les contaminations virales, même s’il est impossible de vaincre les maladies de la sorte. Le droit à un environnement sain, ce serait non pas le droit d’exiger quelque chose, mais bien l’interdiction de se déplacer si on ne peut pas s’acheter de voiture électrique. Enfin, le droit de vivre en paix, ce serait la possibilité pour le pouvoir exécutif de se passer de tout contrôle démocratique.
Il semblerait au contraire que plus les défis sociaux sont complexes, plus le pluralisme est nécessaire, y compris dans les sciences exactes. Seul le pluralisme est compatible avec la méthode scientifique, alors que les dogmes font très bon ménage avec l’état d’urgence permanent.