Blog • Comment un écrivain soviétique s’est joué du KGB

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Les services compétents, de Iegor Gran, Paris, P.O.L, 2020, 288 pages (réédition folio, 2021).

La Loubianka, siège du KGB
© Wikipedia Commons

Six années de traque ont été nécessaires au KGB, de 1959 à 1965, pour démasquer celui qui signait sous le pseudonyme d’Abram Tertz des récits fantastiques et burlesques en Occident exaspérant au plus haut point les autorités soviétiques. Cet homme mystérieux, sur lequel les agents de la police secrète soviétique se sont arrachés les cheveux, n’était autre qu’Andreï Siniavski (1925-1997), le propre père de Iegor Gran. Son procès retentissant en compagnie du poète Youli Daniel, en 1966, allait symboliser la fin brutale et pour des décennies du timide dégel des années Khrouchtchev. Leur condamnation à plusieurs années de camp a marqué l’histoire de la dissidence soviétique.

Iegor Gran, auteur d’une quinzaine de livres, souvent satiriques, sur les sujets les plus divers, nous livre ici un texte magnifique, à la fois roman, enquête et souvenirs familiaux, incisif et plein de drôlerie. Le titre à lui seul est un clin d’oeil ironique. « Six années pour démasquer un intellectuel, les services compétents (l’euphémisme employé en URSS pour désigner la police secrète) ont montré leur incompétence », s’amusait récemment l’auteur lors d’une édition spéciale des Journées du Livre russe, organisée par l’association France Oural.

L’une des originalités fortes du livre, dont l’édition de poche vient de sortir chez Folio, est de montrer la recherche du fameux Abram Tertz du point de vue du KGB. N’y connaissant rien en littérature, les Guébistes se perdent en conjectures, refusant même d’envisager au début qu’un Russe puisse prendre un pseudonyme à consonance juive, vu l’antisémitisme latent dans le pays. Il y a le jeune lieutenant Ivanov, fonctionnaire ambitieux et laborieux, son collègue Chmakov, nostalgique des méthodes expéditives du temps de Staline. Le lieutenant Ivanov a existé. Il prendra du grade par la suite et fera même partie des 47 diplomates soviétiques expulsés de France par François Mitterrand en 1983, explique Iegor Gran.

Le KGB, « pas des intellectuels »

« Jamais, de mémoire d’agent d’Etat, n’a-t-on mis autant de temps pour démasquer un intellectuel, s’exaspère un agent du KGB. Passe encore que des assassins rustiques échappent parfois à la police -leur délit est ponctuel, circonscrit dans le moment du crime (...) Tout le contraire d’Abram Tertz. Cet homme travaille dans la durée. Il est certain que des gens l’ont vu à l’oeuvre. Sans doute a-t-il lu ses textes à sa femme, à des amis : les Russes qui se piquent de littérature aiment ces réunions où l’on partage les créations des uns et des autres ».

« Les membres du KGB ne sont pas des intellectuels, explique Iegor Gran. Ils leur est très difficile de décoder » des textes littéraires ardus ou théoriques et il ont par conséquent recours aux indicateurs, qui se targuent parfois de littérature, pour les aider à approcher tous ces auteurs soupçonnés d’anti-soviétisme. Ils demandent ainsi à l’un d’entre eux, « Monocle », de les aider à retrouver Abram Tertz. L’homme était brillant et ambigu, donc très dangereux pour son entourage. Le passage où il est dénoncé publiquement par un homme ayant passé des années de camp à cause de lui est sans doute l’un des plus intenses du livre. La réputation de « Monocle », qui a bel et bien existé, ne s’en relèvera pas.

Cet éclairage sur le monde du KGB est d’autant plus fascinant que les parents de Iegor Gran ont pu emmener avec eux lors de leur expulsion d’URSS, en 1973, l’ensemble de leur dossier, riche de toute la minutie bureaucratique dont était capable la police politique soviétique, mais aussi leurs biens et leurs précieux livres. L’auteur des Services compétents dresse à cette occasion un portrait remarquable de sa mère, Maria Rozanova, extraordinaire de courage et d’aplomb face aux policiers. « Je ne vous laisserai pas une serpillère », lance-t-elle à l’un d’entre eux, estomaqué.

Une sorte de mini-printemps

La lecture des Services compétents évoque aussi remarquablement la fin des années cinquante et le début des années soixante où la société soviétique s’éveillait peu à peu après la chape stalinienne. L’émotion des intellectuels est intense à la mort de Pasternak, le marché noir fait son apparition, l’émeute ouvrière de Novotcherkask est impitoyablement réprimée. La société bouge et le KGB ne sait plus où donner de la tête.

Andreï Siniavski, en dépit de la traque dont il faisait l’objet et qui allait se solder, une fois Léonid Brejnev au pouvoir, par près de six années de camp pour « anti-soviétisme », a toujours gardé, et de façon un peu étonnante, un souvenir plutôt positif de l’époque Khrouchtchev. Il la voyait comme « une sorte de mini-printemps », confirme Iegor Gran.

Andreï Siniavski est revenu de captivité profondément atteint physiquement, édenté et souffrant d’une scoliose, mais fasciné par l’expérience des camps et les rencontres qu’il avait pu y faire. « Il aimait les gens, il aimait l’humain », ajoute son fils. La photo de couverture de la collection Folio, très émouvante, le représente peu après sa libération, voûté et les traits vieillis, en compagnie du petit Iegor et de sa femme.

Les services compétents rend enfin hommage aux personnes courageuses qui ont permis de faire passer à l’Ouest les écrits d’Abram Tertz, comme Hélène Peltier, une fille d’attaché militaire français à Moscou qui mettra, très circonspecte, « deux ans à approcher » Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue Esprit pour publier l’écrivain russe. « Saint Germain est tellement bavard !, pense-t-elle. Tellement complaisant avec l’Union Soviétique ! » Nous sommes en 1959.

Plusieurs traductions des Services compétents sont en cours, indique Iegor Gran. Mais pas en russe. Ce n’est pas une surprise. L’écrivain lance même cette boutade. Le FSB, les services secrets de la Russie de Vladimir Poutine, « est l’héritier spirituel plus du NKVD et de la Tchéka (de Lénine et Staline) que du KGB de mon enfance ».