Blog • Chroniques villageoises en Serbie

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Au puits, Scènes de la vie serbe, de Laza Lazarević, traduit du serbe par Alain Cappon, Éditions Ginkgo, 2020, 160 pages, 9 euros.

Nous disposons ici d’une véritable curiosité littéraire : cinq nouvelles rédigées entre 1879 et 1882, quelques années à peine après l’indépendance de la Serbie, reflets d’un monde disparu de communautés villageoises soudées autour de leur pope et hantées par le souvenir de l’occupant turc.

On ne peut que se féliciter qu’une maison d’édition ait le courage de publier de tels textes de la toute jeune littérature serbe, parfois un peu naïfs et maladroits, mais qui vous plongent dans les profondeurs de la campagne serbe de l’époque. Un mélange curieux de réalisme et de moralisme sur fond religieux. Laza Lazarević (1851-1891), qui partagea sa vie entre la médecine, la psychiatrie et la littérature, est considéré comme l’un des grands auteurs serbes du 19-ème siècle. Au puits réunit cinq de ses neuf nouvelles.

Dans le récit qui donne son nom au titre de l’ouvrage, Anoka est une jolie jeune fille un peu gâtée qui sème la zizanie dans une « zadrouga », ces communautés élargies qui réunissaient plusieurs familles ayant un ascendant commun. Un grand-père la ramènera à la raison dans une grande scène de rédemption pleine de larmes. Le lecteur apprend au passage le rituel de la « moba », sorte de corvée où les jeunes des villages environnants étaient appelés à la rescousse lors des travaux agricoles à la demande des chefs d’une « zadrouga ».

Le livre fournit est riche de précieuses indications sur les traditions paysannes de la campagne serbe dans la deuxième moitié du XIXe siècle, où des vieillards portaient encore des blessures reçues au combat contre les Turcs, où les Autrichiens de l’Empire d’Autriche-Hongrie étaient qualifiés de « Souabes », où il était « sacrilège de ne pas travailler le vendredi, qui n’est qu’un jour de fête turc », où certains étaient encore habillés « à la Turc », où l’on redoutait enfin les « Haïdouks », sorte de brigands considérés autrefois comme des héros de la lutte contre les Ottomans. On devine la toute nouvelle indépendance de la Serbie encore fragile après des siècles d’occupation et le pouvoir central de Belgrade, qu’on appelle encore « Biograd », paraît lointain. Les communautés villageoises sont largement tournées sur elles-mêmes et l’on redoute un peu l’étranger. Il est évident que Laza Lazarević connaissait de près ces réalités paysannes.

« Tout pâlit, et l’enthousiasme et l‘amour ».

« La première fois à mâtines avec mon père » relève aussi du conte moral. Un homme se ruine au jeu mais est sauvé par sa femme qui lui pardonne ses péchés.

« L’icône de l’école » évoque le destin d’une jeune fille partie pour « Biograd ». Tout le village attend son retour pour reprendre l’école, tant le nouvel instituteur plein de morgue venu de la ville déplaît. Tout se terminera bien et de la façon la plus édifiante.

« Le peuple t’en récompensera » est à notre avis la nouvelle la plus réussie. Deux hommes attendent l’arrivée d’un bateau au bord d’une rivière. Ils s’inquiètent du retard du navire, échangent sur ce qu’il est advenu de leurs proches. L’image est belle et sombre. L’embarcation arrive enfin et le premier homme est tout à la joie de voir son fils nouveau-né et sa femme, tandis que l’autre accueille son fils amputé lors des combats contre les Turcs. L’injustice du sort. Le bonheur et le drame. La famille réunie s’éloigne tandis que l’on s’apitoie autour de l’invalide, on lui fait des dons. « Mais à tout on s’habitue en ce monde. Tout pâlit, et l’enthousiasme et l’amour, et le devoir et la piété », écrit Laza Lazarević. Le malheureux militaire finira sa vie dans la misère la plus noire.

L’auteur s’abstient ici de recourir à une conclusion morale appuyée qui paraît peut-être un peu artificielle au lecteur d’aujourd’hui. Et sa nouvelle n’en devient que plus vraie, émouvante et profonde.

Laza Lazarević, Au puits, Scènes de la vie serbe, traduit du serbe par Alain Cappon, Éditions Ginkgo, 2020, 160 pages, 9 euros.